jeudi 28 mai 2009

Les dessous de Sue

Préférence. Réédition des «Mystères de Paris», roman fleuve sur les bas-fonds de la capitale pré-haussmanienne. Livre «dévoré par tout le monde», écrivait Théophile Gautier, «même par ceux qui ne savaient pas lire».Par DOMINIQUE KALIFA

Eugène Sue
Les Mystères de Paris
Présenté par Judith Lyon-Caen, Gallimard, «Quarto», 1312 pp., 26,90 euros.

De tous les monuments romanesques qu’édifia le XIXe siècle - et l’on sait qu’il n’en fut pas avare -, les Mystères de Paris fut sans doute le plus imposant. Il fut d’abord le plus lu. Publié en feuilleton dans le très sérieux Journal des Débats entre 1842 et 1843, il attira à lui un immense lectorat, associant hommes et femmes, bourgeois et prolétaires, socialistes et philanthropes dans l’attente fiévreuse de «la suite à demain». «Tout le monde a dévoré Les Mystères de Paris, nota Théophile Gautier, même les gens qui ne savaient pas lire : ceux-là se les faisaient lire par quelque portier érudit et de bonne volonté.» Il provoqua ensuite un énorme scandale, dont l’ampleur éclipsa toutes les autres querelles littéraires du temps : la plongée dans les bas-fonds de Paris, les crimes hideux des escarpes mais aussi d’aristocrates corrompus ou de notaires lubriques, la quête assoiffée de rédemption morale et sociale, tout cela apparut à beaucoup comme une faute esthétique et une monstruosité politique, l’une et l’autre porteuses de subversion et de «démoralisation». Le roman eut enfin une immense influence. Il fut décliné au théâtre, «en pantomime et en pain d’épices», fut réédité sans relâche et suscita surtout des dizaines d’avatars et de plagiats (Vrais Mystères de Paris, Mystères du Vieux Paris, Nouveaux Mystères de Paris, Mystères du nouveau Paris, etc.).

«Sinistres desseins». Toutes les villes eurent bientôt leurs Mystères, à commencer par Londres, New York et Berlin, et l’ouvrage s’imposa comme une sorte de matrice du roman populaire, qui semblait ne pouvoir faire autre chose que le réécrire sans cesse. Le texte, avouons-le, ne manque pas de ressources. Fonctionnant sur le principe du «récit multiple», il entrecroise une série d’intrigues parallèles qui sont autant de complots et de «sinistres desseins», ourdis par d’odieux personnages venus pour partie des basses classes (la Chouette, le Maître d’école, le Squelette), pour l’autre de la bonne société (le notaire Jacques Ferrand, la comtesse Sarah). Les victimes, elles, sont d’honnêtes ouvriers comme les Morel, des épouses spoliées ou des anges déchues mais au cœur pur, à l’instar de la belle Fleur-de-Marie, dite La Goualeuse. Au centre du tableau, et reliant tous ses fils, se dresse le héros, Rodolphe de Gerolstein, à la fois philanthrope, justicier et enquêteur social, qui rend au nom du Bien une justice immanente et parfois très personnelle. Tous les «types» du temps sont bien sûr convoqués, l’artiste et la grisette, le gamin des rues et le portier, immortalisé sous les traits de M. Pipelet, et le récit, qui actionne tous les ressorts du mélodrame et du roman noir, ne lésine ni sur les enfants perdus, ni sur les détails atroces ou les retrouvailles larmoyantes. Mais un vrai souffle l’anime, une énergie brute qui nous pousse à aller toujours de l’avant, à circuler des taudis de la Cité à la ferme de Bouqueval, de la prison de Saint-Lazare ou de l’île des Ravageurs aux hôtels du faubourg Saint-Germain.

«Fashionable.» Car ce périple n’est pas seulement romanesque : quelque chose survient dans son déroulé qui affecte l’auteur, ses lecteurs et l’histoire même du XIXe siècle. Lorsqu’il entame la rédaction des Mystères, Sue est encore un dandy, ruiné sans doute, mais qui a conservé bien des traits de son passé de «fashionable». L’écriture du feuilleton, la découverte de «ces classes que la misère écrase, abrutit et déprave», les nombreuses lettres surtout que les lecteurs lui adressent le transforment peu à peu. Endossant la livrée du prince Rodolphe, l’ex-gandin légitimiste s’y mue en «avocat des pauvres», en philanthrope sensible à la souffrance des prolétaires, en apôtre de la réforme sociale. Des digressions de plus en plus nombreuses émaillent le récit, s’indignant du paupérisme et du système pénal, prônant la rénovation pénitentiaire ou le crédit aux chômeurs. Un débat d’actualité s’y instaure, précipitant la «conversion» d’un auteur qui s’engage dès lors dans le combat pour la République démocratique et sociale. Le roman des bas-fonds, du labyrinthe social et du Paris pré-haussmannien devient ainsi celui de la régénération de toute la société, à qui il propose à la fois une clé de lecture et un destin. C’est pourquoi les Mystères de Paris, archétype du roman-feuilleton, est aussi un de nos grands textes patrimoniaux, que cette nouvelle édition donne à lire assorti d’un copieux dossier documentaire qui en éclaire la genèse, la réception et les nombreux échos.

Les mystères de Paris

Judith Lyon-Caen: «Les Mystères» ont de nombreuses résonnances contemporaines», Lbération, 26 mai 2009

L'historienne Judith Lyon-Caen propose une nouvelle édition complète et annotée des "Mystères de Paris", d'Eugène Sue, en un seul gros pavé, dans la collection «Quarto» Gallimard.

Vlad. Est ce que le deuxième monument d'Eugène Sue, Les mystères du peuple sera lui aussi réédité ?

Judith Lyon Caen. Rien n'est décidé à ce jour. Mais il y a un autre roman passionnant, publié en 1844, «le Juif Errant», qui gagnerait également à reparaître.

Epines. «Les Mystères de Paris » sont d'abord parus sous forme de feuilletons dans les journaux, est-ce que ces parutions étaient accompagnées de dessins, un peu comme nos bandes dessinées? si oui, où peut-on les voir?

Les feuilletons n'étaient pas illustrés mais l'édition en librairie l'a été copieusement. Le volume que je publie chez Gallimard reprend de nombreuses illustrations, dont certaines sont saisissantes. Par ailleurs, le roman a été commenté en caricatures, dans les journaux satiriques de l'époque. Certaines d'entre elles figurent dans le Quarto.

Isa. Le «paupérisme», la «rénovation pénitentiaire», le XXI siècle serait-il accablé des mêmes maux que le XIXème? Etonnant, non. Qu'en pensez-vous?

«Les Mystères de Paris» ont de nombreuses résonnances contemporaines: dans les années 1840, on a découvert les méfaits de l'industrialisation et l'état déplorable des centres des grandes villes. C'est la naissance de la «question sociale» et l'émergence d'une critique de l'économie politique libérale, qui était dominante en France. Sue en a fait un roman, et c'est sans doute sa volonté de prendre à bras le corps les questions brûlantes de son temps qui explique une partie de son texte.

Crédule. Le roman d'Eugène Sue a-t-il fait débat à son époque? Les politiques s'en sont-ils emparé pour faire évoluer les conditions sociales?

L'édition Gallimard est accompagnée d'un copieux dossier de documents qui permet de prendre la mesure de ce débat. «Les Mystères» n'ont pas seulement fait scandale, ils ont aussi placé au coeur du débat public les questions de la misère et de l'inégalité des conditions (inégal accès à la justice et à la médecine, notamment). A une époque où les autorités cherchent à préserver la paix sociale, cette publication des problèmes sociaux a beaucoup inquiété. Les politiques sociales demeurent alors embryonnaires, comme la loi sur le travail des enfants de 1841, qui a été très peu appliquée.

Walter. Peut-on encore proposer «les Mystères de Paris» en lecture aux jeunes d'aujourd'hui? Ce monde décrit n'est-il pas un peu loin d'eux?
Votre pseudo. Les jeunes peuvent ils s'intéresser aux bas fonds de Paris et à une histoire aussi larmoyante?

La force du roman de Sue, précisément, est de rendre très présent un monde qui est présenté comme lointain même pour les lecteurs «bourgeois» de 1840. Il fait du Fenimore Cooper avec les bas-fonds parisiens: cette dimension pittoresque rend le Paris d'Eugène Sue très vivant et il permet de saisir ce que pouvait être la ville, vécue et fantasmée, avant Haussmann. Le mélodrame est une écriture efficace: il faut se laisser emporter. Mais le plus «contemporain», dans les Mystères, c'est la noirceur et la cruauté de certains personnages, même parmi les bons. Certaines scènes, de ce point de vue, sont sidérantes, et n'ont pas vieilli.

Patrick. A quel moment le dandy Eugène Sue est-il devenu socialiste? Savez-vous ce qui l'a motivé?

C'est une question discutée, que j'aborde en détail dans l'introduction du livre. Sans doute s'est-il progressivement converti lui-même, au cours de la rédaction du roman, entre 1842 et 1843, et surtout par la suite. Il a quitté le beau monde parisien, s'est installé à la campagne et, se prenant au jeu de Rodolphe, a glissé de la bienfaisance au socialisme. Mais une partie des socialistes, les plus radicaux si l'on veut, ne l'ont jamais tenu pour l'un des leurs.

Prolo. C'est Haussmann qui a fait disparaître une grande partie du vieux Paris tel que l'a connu Eugène Sue, dans ce bouleversement que sont devenus les habitants de ces quartiers? Est-ce le début de l'installation des classes populaires dans les banlieues limitrophes?

L'haussmannisation a débuté 10 ans plus tard, mais le préfet Rambuteau, sous la monarchie de Juillet, avait commencé des travaux dans les arrondissements du centre, réputés insalubres. L'épidémie de choléra de 1832 avait alerté les autorités municipales. Sue relaye d'ailleurs bien des préoccupations de ceux qu'à l'époque on appelle les «hygiénistes», et dont Haussmann reprendra certaines propositions. Dans les Mystères, les alentours de la capitale sont nettement ruraux, mais l'univers des barrières est inquiétant, justement parce qu'il est mal défini, et peuplé de personnages louches.

Mélanie. Considérez-vous Eugène Sue comme un écrivain mineur par rapport à un Alexandre Dumas ou un Victor Hugo? Quelle place occupe-t-il ?

Dodcoquelicot. Pensez-vous qu'Eugène Sue est un auteur majeur pour la littérature ou bien est-ce juste le contexte et social qui vous a plu?

«Les Mystères de Paris» ont été un des succès majeurs du XIXe siècle, ils ont marqué des générations de lecteurs, et d'écrivains. Comme historienne, c'est ce fait qui m'intéresse avant tout: cette édition des Mystères revient sur ce succès, qui a concerné toutes sortes de lecteurs, des plus avertis, comme Sand ou Lamartine, aux plus modestes, qui savaient à peine lire et suivaient l'intrigue à partir des gravures vendues à la pièce dans les rues.

Sand. Eugène Sue et George Sand entretenaient-il des liens? S'est-il rendu à Nohant?

Assez peu avant «les Mystères de Paris», même si le monde des lettres parisiennes était tout petit. Mais Sand admirait beaucoup «les Mystères de Paris» (une de ses lettres à Sue est reproduite dans le Quarto), surtout le personnage de Fleur de Marie. Les Mystères ont rapproché les deux écrivains, qui se sont retrouvés dans le même camp, celui de la «cause du peuple».

Dodcoquelicot. Est-il fréquent qu'une historienne compile et édite un auteur romanesque plus proche des lettres modernes ? Avez-vous plus mis en avant le côté historique de l'oeuvre ?

«Les Mystères de Paris» sont longtemps apparus comme un chef d'oeuvre de «roman populaire» et à ce titre les spécialistes de littérature n'y touchaient guère. L'approche historique permet justement de restituer à l'oeuvre sa dimension littéraire, telle qu'elle a été perçue au XIXe siècle. Pour un-e historien-ne, c'est particulièrement intéressant de fréquenter de cette manière des textes du passé.

Abax. Quand s'arrête le feuilleton de Sue dans le Journal des débats ? Comment expliquez-vous la tolérance de ce journal et des services de police vis-à-vis ce roman «immoral» pour l'époque? Avez-vous des dates ou un site web pour les référence des autres romans de ce genre en Europe. Zola a fait cela aussi pour Marseille peu de temps après.

Le feuilleton s'arrête le 15 octobre 1843. Le journal des débats avait tout intérêt à publier ce roman, même ou surtout parce qu'il était scandaleux et qu'il avait fait fait un bond considérable à son lectorat. Quant à la censure, il en fut question, mais cela aurait eu sans doute l'effet inverse à celui escompté. En revanche, d'autres romans de Sue furent censurés, «les Mystères du Peuple» en particulier à partir de 1850: les autorités d'après 1848 étaient persuadées que «les Mystères de Paris» avaient joué un rôle moteur dans «l'excitation» révolutionnaire de la fin des années 1840, et voulaient sévèrement contrôler la littérature. Sur les autres romans à mystères, pas de site à ma connaissance, une enquête systématique reste à mener: je donne quelques pistes dans le dossier du Quarto sur ce sujet.

Nicouli. Quand j'étais ado il y a une trentaine d'année, il y avait à la télé une série appelée Les mystères de Paris, était-elle tirée du livre d'Eugène Sue que je n'ai pas lu!

Oui, c'est sans doute la meilleure adaptation à l'écran du roman: les films qui en ont été tiré souffrent, entre autres, de leur courte durée, qui ne permet pas de déployer toutes les dimensions du feuilleton. Le feuilleton télévisé de Santelli est très réussi.

Novice. Eugène Sue et Zola se connaissaient-ils?

Ce sont deux générations différentes ! Zola en revanche avait lu Eugène Sue et l'un de ses premiers romans, publié en feuilletons, s'intitule «les Mystères de Marseille».

Votre pseudo. Pourquoi cet interêt aujourd'hui pout cet ouvrage déjà bien connu?

Je ne suis pas sûre qu'il soit si bien connu. Le titre et le nom de l'auteur demeurent familiers, mais le roman avait été un peu rélégué au rayon des curiosités littéraires: roman-fleuve, sentimental, démodé, etc. Le pari de cette nouvelle édition est de rendre les Mystères de Paris à l'histoire, et de leur rendre une lisibilité qu'ils avaient peut-être perdu.

Dodcoquelicot. Quel serait le pendant Anglo-saxon d'Eugène Sue ?

Dickens, évidemment. Les Mystères ont été très lus en Angleterre, traduits et adaptés en particulier par GMW Reynolds, qui était politiquement beaucoup plus radical que Sue.

Vers la révolution ? 3

Mehdi Belhaj Kacem défend Coupat, Le Nouvel Observateur, 27 mai 2009

Par Mehdi Belhaj Kacem (Philosophe)

Ecrivain et philosophe, Mehdi Belhaj Kacem a bien connu Julien Coupat, détenu depuis six mois dans l'affaire des sabotages de lignes TGV survenus à l'automne 2008. Entre 1998 et 2001, ce dernier animait la revue «Tiqqun», dont l'auteur de «l'Esprit du nihilisme», récemment paru chez Fayard, fit partie un moment [=> lire l'enquête publiée dans «le Nouvel Observateur» du 28 mai 2009: «Quand Julien Coupat animait "Tiqqun"»]. La rupture entre eux fut violente. Il est de notoriété publique dans les petits cercles parisiens que les deux hommes, l'un et l'autre âgés de 35 ans, ne s'aiment guère. Pour la première fois «MBK» a accepté d'évoquer publiquement «l'affaire Tarnac», et exprime sa complète solidarité à l'égard de son ex camarade. Entretien

Le Nouvel Observateur - Vous avez connu une camaraderie intellectuelle de quelques mois avec la revue «Tiqqun», animée par Julien Coupat. Qui a contacté l'autre? Quels étaient les principaux points d'accord?

Mehdi Belhaj Kacem. - Ils m'avaient envoyé un exemplaire de leur revue, mais c'est moi qui les ai contactés. Nous nous sommes rencontrés avec mon «propre» groupe, «Evidenz», qui n'avait pas encore publié sa revue. En effet pendant, si je me souviens bien, plus de trois ou quatre mois, les deux groupes n'en faisaient pour ainsi dire qu'un. Pour les points communs, je ne peux parler qu'en mon nom propre: en gros, et même si je ne partageais pas l'ultra-négativisme un peu de principe qui marquait leur prose, j'étais attiré par le surcroît de culture philosophique qui les différenciait des autres groupuscules situationnistes, et qui me paraissait prometteur. C'était au départ une curiosité qui n'engageait à rien, mais la sauce a bien pris: il y a avait une sorte de correspondance biunivoque entre les deux groupes, chaque membre de l'un avait son «double» dans l'autre. Et puis à un moment les choses se sont gâtées, à la fois entre les deux groupes et à l'intérieur de chacun. Impossible aujourd'hui de retracer exactement pourquoi. Nous étions tous jeunes et tous assez perdus.

N. O. - Au sujet de cette rupture, certains évoquent une histoire somme toute banale de rivalité entre «chefs». Vous souhaitez commenter?

M. Belhaj Kacem. - Je ne l'ai absolument pas vécu ainsi. Au contraire j'aurais aimé que nous puisions assumer la singularité de chacun, dialoguer sur cette base, le tout étant fondé, en plus, sur les capacités organisationnelles de Coupat, qui pour des raisons matérielles (les locaux où nous nous réunissions étaient à lui) et pour des raisons subjectives (il a tout simplement l'âme d'un leader, moi pas, je me sens plutôt «animateur») était en effet le plus à même de s'en charger. Mais c'est vrai qu'il avait tendance à subsumer de manière réductrice tous les autres; le négativisme qui me gênait dans la revue, dont je pensais que nous le surmonterions ensemble, est revenu dans le réel. A cela s'ajoute, il faut bien le dire, les raisons empiriques qui ont déclenché la rupture définitive: la parution d'un livre de ma part, et donc la petite médiatisation qui allait avec, dont Julien m'a tenu rigueur. Mais il était difficile - et bien des ex-membres de Tiqqun sont encore en proie à ce paradoxe - de trouver un équilibre entre les velléités «révolutionnaires», un pathos de l'anonymat et de la clandestinité qui me semblait déjà à l'époque problématique, et la nécessité d'aller au charbon, y compris «médiatiquement». Ce qui se passe en ce moment est la confirmation de cette impossibilité où nous tient le monde de disparaître, comme disait Blanchot: on peut regretter et tenir pour «totalitaire» cette impossibilité, mais «l'affaire Coupat» prouve, par l'absurde, que nous ne pouvons plus passer outre.

La «Théorie du bloom», parue alors, se terminait par une «relève» positive, le «trickster», de cette figure politique entièrement négative (le «bloom»), mais nous n'entendions pas la même chose, apparemment, les uns et les autres là-dessous. Pour moi, il s'agissait d'une espèce d'entrisme situationniste, que j'ai pratiqué par la suite, avec des résultats «positifs» et pas mal d'erreurs aussi. Nous étions tous assez immatures, comme tout le monde aujourd'hui. Chacun a suivi son chemin, mais ce qui me frappe maintenant est que sur l'entrefaite, le paysage a tout de même changé: quand nous parlions de révolution avec «Tiqqun» ou «Evidenz» en 98-99, c'était quand même une position assez folle, romantique et désespérée. Mais chacun selon son mode a tenu sa position, et aujourd'hui ça ne paraît plus si absurde.

N.O. - Etes-vous surpris par l'acharnement judiciaire à l'égard du groupe de Tarnac? Déjà six mois de prison préventive pour Julien Coupat... A vos yeux, l'Etat a-t-il fini par se convaincre de la dangerosité potentiellement terroriste de ce groupe, ou voyez-vous plutôt là un avertissement adressé à l'ensemble de «l'ultra gauche»?

M. Belhaj Kacem - Il s'agit d'un pur et simple scandale, doublé par l'incapacité, autrement grave et profonde, que nous avons de nous mobiliser réellement, comme dans les années soixante ou soixante-dix, pour que ce scandale cesse. Debord parle dans ses «Commentaires» du cas d'un ouvrier typographe, Gabor Winter, qui peut valoir de «précédent paradigmatique»: c'est un moment où on différencie artificiellement, dans le discours officiel, «délinquance politique» et «délinquance sociale» (il cite les cas de Blanqui, Durutti ou Varlin). L'analyse de Debord est pertinente et mérite à son tour d'être analysée pour elle-même. Ce qu'il n'avait pas prévu, c'est l'affaire dont Julien est à son tour un précédent: à savoir qu'on a voulu faire passer un «délit» d'opinion politique pour un délit de Droit commun, sans le moindre début de preuve susceptible d'étayer ce dernier. Ce qui est très grave dans cette affaire, c'est que le délit d'opinion aura subrepticement fait retour en France. Depuis combien de temps quelqu'un n'a-t-il pas été incarcéré pour une simple opinion? Tout ceci n'a rien à voir, quoi qu'on en dise, ni avec le dix-neuvième siècle -Blanqui ou Varlin- ni avec le vingtième -Action directe ou la R.A.F.

Nous sommes vraiment dans ce que Debord a appelé, dans les mêmes «Commentaires», la «Guerre civile préventive», virtuelle dirait Deleuze. L'Etat ne répond pas à une guerre qu'on lui livrerait effectivement, et qui tomberait sous le coup du Droit commun, mais qu'on pourrait lui livrer, et donc on régresse au délit d'opinion pur et simple. Ce qui veut dire que l'Etat, dans sa «paranoïa», avoue quelque part qu'on aurait tout à fait raison de lui déclarer une guerre ouverte. C'est de la provocation, finalement, dont l'arrogance vulgaire de notre président de la République est en quelque sorte l'incarnation décadente: que voulez-vous répondre à un président qui vous dit «casse-toi pauvre con», résumant ce qu'il pense généralement de ses citoyens? Lui répondre quelque chose, en tout cas. Et si vous lui répondez, à l'Etat dont ce président n'est que la cerise, si j'ose dire, il vous traite de criminel.

Voilà ce dont Julien, par son parcours propre, aura été le symptôme; il lui appartiendra bien sûr d'en tirer en son nom propre les conséquences théorico-pratiques. Mais ça ne lui appartient pas non plus en propre: l'Etat l'a exproprié du voeu d'anonymat et de clandestinité qui était le sien. Ça en dit long sur notre situation à tous.

N.O. - Vous avez opté pour la pensée d'Alain Badiou depuis des années déjà. Ce qui a survécu de «Tiqqun» garde une forte coloration situ et demeure sous l'influence du philosophe italien Giorgio Agamben. Politiquement, quelles en sont les conséquences concrètes?

M. Belhaj Kacem. - J'ai mis quatre années à exclusivement travailler sur cette question: discriminer la notion badiousiste d'événement de celle d'Agamben (produisant au passage une pensée de l'événement démarquée des deux). Pour moi Agamben produit, avec sa notion de «profanation», une conception brillante mais aporétique (plus exactement: parodique) de l'événement. Ce sont les détails sophistiqués de la pensée qui sont ici décisifs, bien sûr, et tout à fait soustraits aux innombrables semblants du «débat» médiatique débraillé et «démocratique». Mais pour résumer: aussi bien en art qu'en politique, l'aporie contemporaine est celle de l'héroïsme transgressif (le nom-symptôme de la question: Pasolini).

La pensée d'Agamben, qui est une théologie politique entièrement négative, est aussi une pensée qui a la nostalgie de l'héroïsme transgressif (ce fut d'ailleurs la mienne aussi, et c'est en travaillant si longtemps sur Badiou/Agamben que j'ai fini par le comprendre). C'est là-dessus, j'en suis plus que persuadé, que doit changer notre pensée aujourd'hui: sur l'aporie législative/transgressive qui a travaillé les heideggériens d'extrême-gauche comme Foucault, Schürmann, Agamben, et dont, en effet, Julien est sans doute un disciple inconscient. Enfin, pas inconscient, au contraire c'est un lecteur de Foucault ou d'Agamben - c'est-à-dire de Heidegger, et c'est ça aussi qui m'avait attiré chez les «Tiqqun»: leur idée d'une «métaphysique critique»-, mais c'est précisément cette aporie que j'avais besoin de lever dans la pensée avant de m'engager plus avant dans une pratique politique réelle.

N. O. - Vous en appelez dans votre nouveau livre, «l'Esprit du nihilisme», à la refondation d'une «nouvelle métaphysique d'extrême-gauche». D'après ce qu'on peut lire dans «l'Insurrection qui vient», livre attribué par l'instruction à Julien Coupat*, il semblerait que la question soulevée par les auteurs soit plutôt devenue celle du passage de la critique à l'action, à commencer par la formation concrète de communautés autogérées. Qu'est-ce qui vous sépare de cette logique?

M. Belhaj Kacem - Je n'ai pas à en appeler à une «nouvelle métaphysique d'extrême-gauche»: depuis Sartre au moins, l'écrasante majorité des philosophes importants sont d'extrême-gauche (disons plutôt, puisque c'est remis au goût du jour: communistes). Deleuze, Foucault, Althusser, Schürmann, Lacoue-Labarthe, Agamben, Rancière, Zizek, Badiou et j'en passe. Et ça, c'est une singularité historique, ça démontre qu'il y a, comme on disait avant, un «sens de l'Histoire» malgré tout: les philosophes qui se contentent de faire l'appoint «conceptuel» de la «démocratie» sont des philosophes tout à fait secondaires. Il y a eu à un moment, aussi bien, une très grande métaphysique d'extrême-droite : Schelling, Nietzsche, Heidegger. Leur plus grand succès contemporain est d'influencer les grands philosophes d'extrême-gauche! Ou de gauche «tempérée», comme Derrida ou peut-être Nancy.

Rien ne me sépare donc en soi des initiatives suggérées par le «Comité Invisible»: tout ce qui organise des formes de vie soustraites à l'Etat est bon à prendre. Et, par affinité personnelle (la Corrèze, la campagne...) j'aurais pu me laisser tenter par une telle expérience. Mais dès l'époque, dès le «différend» entre moi et Julien, c'est vrai que j'avais besoin, au préalable, de trouver des réponses théoriques à un engagement politique contemporain: il y avait nombre de questions qui demandaient, dans mon esprit, des réponses préalables à un tel engagement, réponses que même les plus grands des philosophes n'ont pas pu m'apporter comme telles. J'ai mis dix ans à commencer à les trouver, c'est-à-dire aujourd'hui. Bref: ma grande carence, à l'époque de la fusion «Tiqqun»-«Evidenz», c'est que je ne savais pas exactement, suffisamment, ce que je voulais, et que seul le travail théorique pouvait m'apporter les bonnes réponses. Peut-être que Julien, lui, était un peu trop conscient et sûr de «ce» qu'il voulait, et donc, déjà à l'époque, de la pratique militante comme seule «solution». Je regrette aujourd'hui les excès qui ont été les nôtres dans la polémique, suite aux blessures de l'époque.

Ce n'est pas l'important. L'important est qu'aujourd'hui prend consistance une «famille» de pensée qui n'existait pas à l'époque et qui existe, un peu, grâce à nous: malgré les divergences, nombreuses, qui existent dans le débat intrinsèque(mais des divergences qui témoignent d'une immense santé : ce qu'on appelle «la gauche de la gauche» est bien plus démocratique que toute la «démocratie» du consensus nihiliste), Badiou, Bensaïd, Rancière, Zizek, Surya, Hazan, bien d'autres... sont des noms propres qui organisent un vrai espace intellectuel où on puisse respirer, et préparer sereinement un avenir qui ne soit pas entièrement soumis au triomphe et à l'autodestruction conjoints qui sont ceux du Capital sans réplique depuis vingt ans. Il y a dix ans, un tel espace manquait. Quelles que soient nos erreurs de parcours, qui sont de jeunesse, l'essentiel est que nous avons activement contribué à ce qu'il se constitue. La priorité est maintenant que cesse le scandale et que Julien soit libéré.

Propos recueillis par Aude Lancelin

(*) Julien Coupat a fermement démenti cette affirmation dans un entretien accordé au quotidien « le Monde », le 25 mai 2009

Vers la révolution ? 2

Interview au Monde Julien Coupat

Julien Coupat : "La prolongation de ma détention est une petite vengeance", Le Monde, 25 mai 2009

Voici les réponses aux questions que nous avons posées par écrit à Julien Coupat. Mis en examen le 15 novembre 2008 pour "terrorisme" avec huit autres personnes interpellées à Tarnac (Corrèze) et Paris, il est soupçonné d'avoir saboté des caténaires SNCF. Il est le dernier à être toujours incarcéré.

Comment vivez-vous votre détention ?

Très bien merci. Tractions, course à pied, lecture.

Pouvez-nous nous rappeler les circonstances de votre arrestation ?

Une bande de jeunes cagoulés et armés jusqu'aux dents s'est introduite chez nous par effraction. Ils nous ont menacés, menottés, et emmenés non sans avoir préalablement tout fracassé. Ils nous ont enlevés à bord de puissants bolides roulant à plus de 170 km/h en moyenne sur les autoroutes. Dans leurs conversations, revenait souvent un certain M. Marion [ancien patron de la police antiterroriste] dont les exploits virils les amusaient beaucoup comme celui consistant à gifler dans la bonne humeur un de ses collègues au beau milieu d'un pot de départ. Ils nous ont séquestrés pendant quatre jours dans une de leurs "prisons du peuple" en nous assommant de questions où l'absurde le disputait à l'obscène.

Celui qui semblait être le cerveau de l'opération s'excusait vaguement de tout ce cirque expliquant que c'était de la faute des "services", là-haut, où s'agitaient toutes sortes de gens qui nous en voulaient beaucoup. A ce jour, mes ravisseurs courent toujours. Certains faits divers récents attesteraient même qu'ils continuent de sévir en toute impunité.

Les sabotages sur les caténaires SNCF en France ont été revendiqués en Allemagne. Qu'en dites-vous?

Au moment de notre arrestation, la police française est déjà en possession du communiqué qui revendique, outre les sabotages qu'elle voudrait nous attribuer, d'autres attaques survenues simultanément en Allemagne. Ce tract présente de nombreux inconvénients : il est posté depuis Hanovre, rédigé en allemand et envoyé à des journaux d'outre-Rhin exclusivement, mais surtout il ne cadre pas avec la fable médiatique sur notre compte, celle du petit noyau de fanatiques portant l'attaque au cœur de l'Etat en accrochant trois bouts de fer sur des caténaires. On aura, dès lors, bien soin de ne pas trop mentionner ce communiqué, ni dans la procédure, ni dans le mensonge public.

Il est vrai que le sabotage des lignes de train y perd beaucoup de son aura de mystère : il s'agissait simplement de protester contre le transport vers l'Allemagne par voie ferroviaire de déchets nucléaires ultraradioactifs et de dénoncer au passage la grande arnaque de "la crise". Le communiqué se conclut par un très SNCF "nous remercions les voyageurs des trains concernés de leur compréhension". Quel tact, tout de même, chez ces "terroristes"!

Vous reconnaissez-vous dans les qualifications de "mouvance anarcho-autonome" et d'"ultragauche"?

Laissez-moi reprendre d'un peu haut. Nous vivons actuellement, en France, la fin d'une période de gel historique dont l'acte fondateur fut l'accord passé entre gaullistes et staliniens en 1945 pour désarmer le peuple sous prétexte d'"éviter une guerre civile". Les termes de ce pacte pourraient se formuler ainsi pour faire vite : tandis que la droite renonçait à ses accents ouvertement fascistes, la gauche abandonnait entre soi toute perspective sérieuse de révolution. L'avantage dont joue et jouit, depuis quatre ans, la clique sarkozyste, est d'avoir pris l'initiative, unilatéralement, de rompre ce pacte en renouant "sans complexe" avec les classiques de la réaction pure – sur les fous, la religion, l'Occident, l'Afrique, le travail, l'histoire de France, ou l'identité nationale.

Face à ce pouvoir en guerre qui ose penser stratégiquement et partager le monde en amis, ennemis et quantités négligeables, la gauche reste tétanisée. Elle est trop lâche, trop compromise, et pour tout dire, trop discréditée pour opposer la moindre résistance à un pouvoir qu'elle n'ose pas, elle, traiter en ennemi et qui lui ravit un à un les plus malins d'entre ses éléments. Quant à l'extrême gauche à-la-Besancenot, quels que soient ses scores électoraux, et même sortie de l'état groupusculaire où elle végète depuis toujours, elle n'a pas de perspective plus désirable à offrir que la grisaille soviétique à peine retouchée sur Photoshop. Son destin est de décevoir.

Dans la sphère de la représentation politique, le pouvoir en place n'a donc rien à craindre, de personne. Et ce ne sont certainement pas les bureaucraties syndicales, plus vendues que jamais, qui vont l'importuner, elles qui depuis deux ans dansent avec le gouvernement un ballet si obscène. Dans ces conditions, la seule force qui soit à même de faire pièce au gang sarkozyste, son seul ennemi réel dans ce pays, c'est la rue, la rue et ses vieux penchants révolutionnaires. Elle seule, en fait, dans les émeutes qui ont suivi le second tour du rituel plébiscitaire de mai 2007, a su se hisser un instant à la hauteur de la situation. Elle seule, aux Antilles ou dans les récentes occupations d'entreprises ou de facs, a su faire entendre une autre parole.

Cette analyse sommaire du théâtre des opérations a dû s'imposer assez tôt puisque les renseignements généraux faisaient paraître dès juin 2007, sous la plume de journalistes aux ordres (et notamment dans Le Monde) les premiers articles dévoilant le terrible péril que feraient peser sur toute vie sociale les "anarcho-autonomes". On leur prêtait, pour commencer, l'organisation des émeutes spontanées, qui ont, dans tant de villes, salué le "triomphe électoral" du nouveau président.

Avec cette fable des "anarcho-autonomes", on a dessiné le profil de la menace auquel la ministre de l'intérieur s'est docilement employée, d'arrestations ciblées en rafles médiatiques, à donner un peu de chair et quelques visages. Quand on ne parvient plus à contenir ce qui déborde, on peut encore lui assigner une case et l'y incarcérer. Or celle de "casseur" où se croisent désormais pêle-mêle les ouvriers de Clairoix, les gamins de cités, les étudiants bloqueurs et les manifestants des contre-sommets, certes toujours efficace dans la gestion courante de la pacification sociale, permet de criminaliser des actes, non des existences. Et il est bien dans l'intention du nouveau pouvoir de s'attaquer à l'ennemi, en tant que tel, sans attendre qu'il s'exprime. Telle est la vocation des nouvelles catégories de la répression.

Il importe peu, finalement, qu'il ne se trouve personne en France pour se reconnaître "anarcho-autonome" ni que l'ultra-gauche soit un courant politique qui eut son heure de gloire dans les années 1920 et qui n'a, par la suite, jamais produit autre chose que d'inoffensifs volumes de marxologie. Au reste, la récente fortune du terme "ultragauche" qui a permis à certains journalistes pressés de cataloguer sans coup férir les émeutiers grecs de décembre dernier doit beaucoup au fait que nul ne sache ce que fut l'ultragauche, ni même qu'elle ait jamais existé.

A ce point, et en prévision des débordements qui ne peuvent que se systématiser face aux provocations d'une oligarchie mondiale et française aux abois, l'utilité policière de ces catégories ne devrait bientôt plus souffrir de débats. On ne saurait prédire, cependant, lequel d'"anarcho-autonome" ou d'"ultragauche" emportera finalement les faveurs du Spectacle, afin de reléguer dans l'inexplicable une révolte que tout justifie.

La police vous considère comme le chef d'un groupe sur le point de basculer dans le terrorisme. Qu'en pensez-vous?

Une si pathétique allégation ne peut être le fait que d'un régime sur le point de basculer dans le néant.

Que signifie pour vous le mot terrorisme?

Rien ne permet d'expliquer que le département du renseignement et de la sécurité algérien suspecté d'avoir orchestré, au su de la DST, la vague d'attentats de 1995 ne soit pas classé parmi les organisations terroristes internationales. Rien ne permet d'expliquer non plus la soudaine transmutation du "terroriste" en héros à la Libération, en partenaire fréquentable pour les accords d'Evian, en policier irakien ou en "taliban modéré" de nos jours, au gré des derniers revirements de la doctrine stratégique américaine.

Rien, sinon la souveraineté. Est souverain, en ce monde, qui désigne le terroriste. Qui refuse d'avoir part à cette souveraineté se gardera bien de répondre à votre question. Qui en convoitera quelques miettes s'exécutera avec promptitude. Qui n'étouffe pas de mauvaise foi trouvera un peu instructif le cas de ces deux ex – "terroristes" devenus l'un premier ministre d'Israël, l'autre président de l'Autorité palestinienne, et ayant tous deux reçus, pour comble, le Prix Nobel de la paix.

Le flou qui entoure la qualification de "terrorisme", l'impossibilité manifeste de le définir ne tiennent pas à quelque provisoire lacune de la législation française : ils sont au principe de cette chose que l'on peut, elle, très bien définir : l'antiterrorisme dont ils forment plutôt la condition de fonctionnement. L'antiterrorisme est une technique de gouvernement qui plonge ses racines dans le vieil art de la contre-insurrection, de la guerre dite "psychologique", pour rester poli.

L'antiterrorisme, contrairement à ce que voudrait insinuer le terme, n'est pas un moyen de lutter contre le terrorisme, c'est la méthode par quoi l'on produit, positivement, l'ennemi politique en tant que terroriste. Il s'agit, par tout un luxe de provocations, d'infiltrations, de surveillance, d'intimidation et de propagande, par toute une science de la manipulation médiatique, de l'"action psychologique", de la fabrication de preuves et de crimes, par la fusion aussi du policier et du judiciaire, d'anéantir la "menace subversive" en associant, au sein de la population, l'ennemi intérieur, l'ennemi politique à l'affect de la terreur.

L'essentiel, dans la guerre moderne, est cette "bataille des cœurs et des esprits" où tous les coups sont permis. Le procédé élémentaire, ici, est invariable : individuer l'ennemi afin de le couper du peuple et de la raison commune, l'exposer sous les atours du monstre, le diffamer, l'humilier publiquement, inciter les plus vils à l'accabler de leurs crachats, les encourager à la haine. "La loi doit être utilisée comme simplement une autre arme dans l'arsenal du gouvernement et dans ce cas ne représente rien de plus qu'une couverture de propagande pour se débarrasser de membres indésirables du public. Pour la meilleure efficacité, il conviendra que les activités des services judiciaires soient liées à l'effort de guerre de la façon la plus discrète possible", conseillait déjà, en 1971, le brigadier Frank Kitson [ancien général de l'armée britannique, théoricien de la guerre contre-insurrectionelle], qui en savait quelque chose.

Une fois n'est pas coutume, dans notre cas, l'antiterrorisme a fait un four. On n'est pas prêt, en France, à se laisser terroriser par nous. La prolongation de ma détention pour une durée "raisonnable" est une petite vengeance bien compréhensible au vu des moyens mobilisés, et de la profondeur de l'échec; comme est compréhensible l'acharnement un peu mesquin des "services", depuis le 11 novembre, à nous prêter par voie de presse les méfaits les plus fantasques, ou à filocher le moindre de nos camarades. Combien cette logique de représailles a d'emprise sur l'institution policière, et sur le petit cœur des juges, voilà ce qu'auront eu le mérite de révéler, ces derniers temps, les arrestations cadencées des "proches de Julien Coupat".

Il faut dire que certains jouent, dans cette affaire, un pan entier de leur lamentable carrière, comme Alain Bauer [criminologue], d'autres le lancement de leurs nouveaux services, comme le pauvre M. Squarcini [directeur central du renseignement intérieur], d'autres encore la crédibilité qu'ils n'ont jamais eue et qu'ils n'auront jamais, comme Michèle Alliot-Marie.

Vous êtes issu d'un milieu très aisé qui aurait pu vous orienter dans une autre direction…

"Il y a de la plèbe dans toutes les classes" (Hegel).

Pourquoi Tarnac?

Allez-y, vous comprendrez. Si vous ne comprenez pas, nul ne pourra vous l'expliquer, je le crains.

Vous définissez-vous comme un intellectuel? Un philosophe ?

La philosophie naît comme deuil bavard de la sagesse originaire. Platon entend déjà la parole d'Héraclite comme échappée d'un monde révolu. A l'heure de l'intellectualité diffuse, on ne voit pas ce qui pourrait spécifier "l'intellectuel", sinon l'étendue du fossé qui sépare, chez lui, la faculté de penser de l'aptitude à vivre. Tristes titres, en vérité, que cela. Mais, pour qui, au juste, faudrait-il se définir?

Etes-vous l'auteur du livre L'insurrection qui vient ?

C'est l'aspect le plus formidable de cette procédure : un livre versé intégralement au dossier d'instruction, des interrogatoires où l'on essaie de vous faire dire que vous vivez comme il est écrit dans L'insurrection qui vient, que vous manifestez comme le préconise L'insurrection qui vient, que vous sabotez des lignes de train pour commémorer le coup d'Etat bolchevique d'octobre 1917, puisqu'il est mentionné dans L'insurrection qui vient, un éditeur convoqué par les services antiterroristes.

De mémoire française, il ne s'était pas vu depuis bien longtemps que le pouvoir prenne peur à cause d'un livre. On avait plutôt coutume de considérer que, tant que les gauchistes étaient occupés à écrire, au moins ils ne faisaient pas la révolution. Les temps changent, assurément. Le sérieux historique revient.

Ce qui fonde l'accusation de terrorisme, nous concernant, c'est le soupçon de la coïncidence d'une pensée et d'une vie; ce qui fait l'association de malfaiteurs, c'est le soupçon que cette coïncidence ne serait pas laissée à l'héroïsme individuel, mais serait l'objet d'une attention commune. Négativement, cela signifie que l'on ne suspecte aucun de ceux qui signent de leur nom tant de farouches critiques du système en place de mettre en pratique la moindre de leurs fermes résolutions; l'injure est de taille. Malheureusement, je ne suis pas l'auteur de L'insurrection qui vient – et toute cette affaire devrait plutôt achever de nous convaincre du caractère essentiellement policier de la fonction auteur.

J'en suis, en revanche, un lecteur. Le relisant, pas plus tard que la semaine dernière, j'ai mieux compris la hargne hystérique que l'on met, en haut lieu, à en pourchasser les auteurs présumés. Le scandale de ce livre, c'est que tout ce qui y figure est rigoureusement, catastrophiquement vrai, et ne cesse de s'avérer chaque jour un peu plus. Car ce qui s'avère, sous les dehors d'une "crise économique", d'un "effondrement de la confiance", d'un "rejet massif des classes dirigeantes", c'est bien la fin d'une civilisation, l'implosion d'un paradigme : celui du gouvernement, qui réglait tout en Occident – le rapport des êtres à eux-mêmes non moins que l'ordre politique, la religion ou l'organisation des entreprises. Il y a, à tous les échelons du présent, une gigantesque perte de maîtrise à quoi aucun maraboutage policier n'offrira de remède.

Ce n'est pas en nous transperçant de peines de prison, de surveillance tatillonne, de contrôles judiciaires, et d'interdictions de communiquer au motif que nous serions les auteurs de ce constat lucide, que l'on fera s'évanouir ce qui est constaté. Le propre des vérités est d'échapper, à peine énoncées, à ceux qui les formulent. Gouvernants, il ne vous aura servi de rien de nous assigner en justice, tout au contraire.

Vous lisez "Surveiller et punir" de Michel Foucault. Cette analyse vous paraît-elle encore pertinente?

La prison est bien le sale petit secret de la société française, la clé, et non la marge des rapports sociaux les plus présentables. Ce qui se concentre ici en un tout compact, ce n'est pas un tas de barbares ensauvagés comme on se plaît à le faire croire, mais bien l'ensemble des disciplines qui trament, au-dehors, l'existence dite "normale". Surveillants, cantine, parties de foot dans la cour, emploi du temps, divisions, camaraderie, baston, laideur des architectures : il faut avoir séjourné en prison pour prendre la pleine mesure de ce que l'école, l'innocente école de la République, contient, par exemple, de carcéral.

Envisagée sous cet angle imprenable, ce n'est pas la prison qui serait un repaire pour les ratés de la société, mais la société présente qui fait l'effet d'une prison ratée. La même organisation de la séparation, la même administration de la misère par le shit, la télé, le sport, et le porno règne partout ailleurs avec certes moins de méthode. Pour finir, ces hauts murs ne dérobent aux regards que cette vérité d'une banalité explosive : ce sont des vies et des âmes en tout point semblables qui se traînent de part et d'autre des barbelés et à cause d'eux.

Si l'on traque avec tant d'avidité les témoignages "de l'intérieur" qui exposeraient enfin les secrets que la prison recèle, c'est pour mieux occulter le secret qu'elle est : celui de votre servitude, à vous qui êtes réputés libres tandis que sa menace pèse invisiblement sur chacun de vos gestes.

Toute l'indignation vertueuse qui entoure la noirceur des geôles françaises et leurs suicides à répétition, toute la grossière contre-propagande de l'administration pénitentiaire qui met en scène pour les caméras des matons dévoués au bien-être du détenu et des directeurs de tôle soucieux du "sens de la peine", bref : tout ce débat sur l'horreur de l'incarcération et la nécessaire humanisation de la détention est vieux comme la prison. Il fait même partie de son efficace, permettant de combiner la terreur qu'elle doit inspirer avec son hypocrite statut de châtiment "civilisé". Le petit système d'espionnage, d'humiliation et de ravage que l'Etat français dispose plus fanatiquement qu'aucun autre en Europe autour du détenu n'est même pas scandaleux. L'Etat le paie chaque jour au centuple dans ses banlieues, et ce n'est de toute évidence qu'un début : la vengeance est l'hygiène de la plèbe.

Mais la plus remarquable imposture du système judiciaro-pénitentiaire consiste certainement à prétendre qu'il serait là pour punir les criminels quand il ne fait que gérer les illégalismes. N'importe quel patron – et pas seulement celui de Total –, n'importe quel président de conseil général – et pas seulement celui des Hauts-de-Seine–, n'importe quel flic sait ce qu'il faut d'illégalismes pour exercer correctement son métier. Le chaos des lois est tel, de nos jours, que l'on fait bien de ne pas trop chercher à les faire respecter et les stups, eux aussi, font bien de seulement réguler le trafic, et non de le réprimer, ce qui serait socialement et politiquement suicidaire.

Le partage ne passe donc pas, comme le voudrait la fiction judiciaire, entre le légal et l'illégal, entre les innocents et les criminels, mais entre les criminels que l'on juge opportun de poursuivre et ceux qu'on laisse en paix comme le requiert la police générale de la société. La race des innocents est éteinte depuis longtemps, et la peine n'est pas à ce à quoi vous condamne la justice : la peine, c'est la justice elle-même, il n'est donc pas question pour mes camarades et moi de "clamer notre innocence", ainsi que la presse s'est rituellement laissée aller à l'écrire, mais de mettre en déroute l'hasardeuse offensive politique que constitue toute cette infecte procédure. Voilà quelques-unes des conclusions auxquelles l'esprit est porté à relire Surveiller et punir depuis la Santé. On ne saurait trop suggérer, au vu de ce que les Foucaliens font, depuis vingt ans, des travaux de Foucault, de les expédier en pension, quelque temps, par ici.

Comment analysez-vous ce qui vous arrive?

Détrompez-vous : ce qui nous arrive, à mes camarades et à moi, vous arrive aussi bien. C'est d'ailleurs, ici, la première mystification du pouvoir : neuf personnes seraient poursuivies dans le cadre d'une procédure judiciaire "d'association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste", et devraient se sentir particulièrement concernées par cette grave accusation. Mais il n'y a pas d'"affaire de Tarnac" pas plus que d'"affaire Coupat", ou d'"affaire Hazan" [éditeur de L'insurrection qui vient]. Ce qu'il y a, c'est une oligarchie vacillante sous tous rapports, et qui devient féroce comme tout pouvoir devient féroce lorsqu'il se sent réellement menacé. Le Prince n'a plus d'autre soutien que la peur qu'il inspire quand sa vue n'excite plus dans le peuple que la haine et le mépris.

Ce qu'il y a, c'est, devant nous, une bifurcation, à la fois historique et métaphysique: soit nous passons d'un paradigme de gouvernement à un paradigme de l'habiter au prix d'une révolte cruelle mais bouleversante, soit nous laissons s'instaurer, à l'échelle planétaire, ce désastre climatisé où coexistent, sous la férule d'une gestion "décomplexée", une élite impériale de citoyens et des masses plébéiennes tenues en marge de tout. Il y a donc, bel et bien, une guerre, une guerre entre les bénéficiaires de la catastrophe et ceux qui se font de la vie une idée moins squelettique. Il ne s'est jamais vu qu'une classe dominante se suicide de bon cœur.

La révolte a des conditions, elle n'a pas de cause. Combien faut-il de ministères de l'Identité nationale, de licenciements à la mode Continental, de rafles de sans-papiers ou d'opposants politiques, de gamins bousillés par la police dans les banlieues, ou de ministres menaçant de priver de diplôme ceux qui osent encore occuper leur fac, pour décider qu'un tel régime, même installé par un plébiscite aux apparences démocratiques, n'a aucun titre à exister et mérite seulement d'être mis à bas ? C'est une affaire de sensibilité.

La servitude est l'intolérable qui peut être infiniment tolérée. Parce que c'est une affaire de sensibilité et que cette sensibilité-là est immédiatement politique (non en ce qu'elle se demande "pour qui vais-je voter ?", mais "mon existence est-elle compatible avec cela ?"), c'est pour le pouvoir une question d'anesthésie à quoi il répond par l'administration de doses sans cesse plus massives de divertissement, de peur et de bêtise. Et là où l'anesthésie n'opère plus, cet ordre qui a réuni contre lui toutes les raisons de se révolter tente de nous en dissuader par une petite terreur ajustée.

Nous ne sommes, mes camarades et moi, qu'une variable de cet ajustement-là. On nous suspecte comme tant d'autres, comme tant de "jeunes", comme tant de "bandes", de nous désolidariser d'un monde qui s'effondre. Sur ce seul point, on ne ment pas. Heureusement, le ramassis d'escrocs, d'imposteurs, d'industriels, de financiers et de filles, toute cette cour de Mazarin sous neuroleptiques, de Louis Napoléon en version Disney, de Fouché du dimanche qui pour l'heure tient le pays, manque du plus élémentaire sens dialectique. Chaque pas qu'ils font vers le contrôle de tout les rapproche de leur perte. Chaque nouvelle "victoire" dont ils se flattent répand un peu plus vastement le désir de les voir à leur tour vaincus. Chaque manœuvre par quoi ils se figurent conforter leur pouvoir achève de le rendre haïssable. En d'autres termes : la situation est excellente. Ce n'est pas le moment de perdre courage.

Propos recueillis par Isabelle Mandraud et Caroline Monnot

mardi 26 mai 2009

Pierre Rosanvallon

Pierre Rosanvallon, historien, professeur au Collège de France, président de l'Association de la République des idées est l'invité de Nicolas Demorand dans le 7/10 de France Inter (8h20 - 26 mai 2009).

Partie 1



Partie 2

Une interview de Jean-Marc Jancovici

Partie 1



Partie 2



Partie 3



Partie 4



Partie 5

Vers la révolution ?

Vers la révolution ?

Un entretien de rue89 avec Alain Badiou

Entretien intégral (38')



Partie 1



Partie 2



Partie 3



Partie 4

vendredi 8 mai 2009

Réinventer la démocratie

L'historien Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France, présente pour Mediapart le Forum organisé par La République des Idées à Grenoble les 8, 9 et 10 mai 2009 autour de la réinvention de la démocratie.



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