jeudi 28 mai 2009

Vers la révolution ? 3

Mehdi Belhaj Kacem défend Coupat, Le Nouvel Observateur, 27 mai 2009

Par Mehdi Belhaj Kacem (Philosophe)

Ecrivain et philosophe, Mehdi Belhaj Kacem a bien connu Julien Coupat, détenu depuis six mois dans l'affaire des sabotages de lignes TGV survenus à l'automne 2008. Entre 1998 et 2001, ce dernier animait la revue «Tiqqun», dont l'auteur de «l'Esprit du nihilisme», récemment paru chez Fayard, fit partie un moment [=> lire l'enquête publiée dans «le Nouvel Observateur» du 28 mai 2009: «Quand Julien Coupat animait "Tiqqun"»]. La rupture entre eux fut violente. Il est de notoriété publique dans les petits cercles parisiens que les deux hommes, l'un et l'autre âgés de 35 ans, ne s'aiment guère. Pour la première fois «MBK» a accepté d'évoquer publiquement «l'affaire Tarnac», et exprime sa complète solidarité à l'égard de son ex camarade. Entretien

Le Nouvel Observateur - Vous avez connu une camaraderie intellectuelle de quelques mois avec la revue «Tiqqun», animée par Julien Coupat. Qui a contacté l'autre? Quels étaient les principaux points d'accord?

Mehdi Belhaj Kacem. - Ils m'avaient envoyé un exemplaire de leur revue, mais c'est moi qui les ai contactés. Nous nous sommes rencontrés avec mon «propre» groupe, «Evidenz», qui n'avait pas encore publié sa revue. En effet pendant, si je me souviens bien, plus de trois ou quatre mois, les deux groupes n'en faisaient pour ainsi dire qu'un. Pour les points communs, je ne peux parler qu'en mon nom propre: en gros, et même si je ne partageais pas l'ultra-négativisme un peu de principe qui marquait leur prose, j'étais attiré par le surcroît de culture philosophique qui les différenciait des autres groupuscules situationnistes, et qui me paraissait prometteur. C'était au départ une curiosité qui n'engageait à rien, mais la sauce a bien pris: il y a avait une sorte de correspondance biunivoque entre les deux groupes, chaque membre de l'un avait son «double» dans l'autre. Et puis à un moment les choses se sont gâtées, à la fois entre les deux groupes et à l'intérieur de chacun. Impossible aujourd'hui de retracer exactement pourquoi. Nous étions tous jeunes et tous assez perdus.

N. O. - Au sujet de cette rupture, certains évoquent une histoire somme toute banale de rivalité entre «chefs». Vous souhaitez commenter?

M. Belhaj Kacem. - Je ne l'ai absolument pas vécu ainsi. Au contraire j'aurais aimé que nous puisions assumer la singularité de chacun, dialoguer sur cette base, le tout étant fondé, en plus, sur les capacités organisationnelles de Coupat, qui pour des raisons matérielles (les locaux où nous nous réunissions étaient à lui) et pour des raisons subjectives (il a tout simplement l'âme d'un leader, moi pas, je me sens plutôt «animateur») était en effet le plus à même de s'en charger. Mais c'est vrai qu'il avait tendance à subsumer de manière réductrice tous les autres; le négativisme qui me gênait dans la revue, dont je pensais que nous le surmonterions ensemble, est revenu dans le réel. A cela s'ajoute, il faut bien le dire, les raisons empiriques qui ont déclenché la rupture définitive: la parution d'un livre de ma part, et donc la petite médiatisation qui allait avec, dont Julien m'a tenu rigueur. Mais il était difficile - et bien des ex-membres de Tiqqun sont encore en proie à ce paradoxe - de trouver un équilibre entre les velléités «révolutionnaires», un pathos de l'anonymat et de la clandestinité qui me semblait déjà à l'époque problématique, et la nécessité d'aller au charbon, y compris «médiatiquement». Ce qui se passe en ce moment est la confirmation de cette impossibilité où nous tient le monde de disparaître, comme disait Blanchot: on peut regretter et tenir pour «totalitaire» cette impossibilité, mais «l'affaire Coupat» prouve, par l'absurde, que nous ne pouvons plus passer outre.

La «Théorie du bloom», parue alors, se terminait par une «relève» positive, le «trickster», de cette figure politique entièrement négative (le «bloom»), mais nous n'entendions pas la même chose, apparemment, les uns et les autres là-dessous. Pour moi, il s'agissait d'une espèce d'entrisme situationniste, que j'ai pratiqué par la suite, avec des résultats «positifs» et pas mal d'erreurs aussi. Nous étions tous assez immatures, comme tout le monde aujourd'hui. Chacun a suivi son chemin, mais ce qui me frappe maintenant est que sur l'entrefaite, le paysage a tout de même changé: quand nous parlions de révolution avec «Tiqqun» ou «Evidenz» en 98-99, c'était quand même une position assez folle, romantique et désespérée. Mais chacun selon son mode a tenu sa position, et aujourd'hui ça ne paraît plus si absurde.

N.O. - Etes-vous surpris par l'acharnement judiciaire à l'égard du groupe de Tarnac? Déjà six mois de prison préventive pour Julien Coupat... A vos yeux, l'Etat a-t-il fini par se convaincre de la dangerosité potentiellement terroriste de ce groupe, ou voyez-vous plutôt là un avertissement adressé à l'ensemble de «l'ultra gauche»?

M. Belhaj Kacem - Il s'agit d'un pur et simple scandale, doublé par l'incapacité, autrement grave et profonde, que nous avons de nous mobiliser réellement, comme dans les années soixante ou soixante-dix, pour que ce scandale cesse. Debord parle dans ses «Commentaires» du cas d'un ouvrier typographe, Gabor Winter, qui peut valoir de «précédent paradigmatique»: c'est un moment où on différencie artificiellement, dans le discours officiel, «délinquance politique» et «délinquance sociale» (il cite les cas de Blanqui, Durutti ou Varlin). L'analyse de Debord est pertinente et mérite à son tour d'être analysée pour elle-même. Ce qu'il n'avait pas prévu, c'est l'affaire dont Julien est à son tour un précédent: à savoir qu'on a voulu faire passer un «délit» d'opinion politique pour un délit de Droit commun, sans le moindre début de preuve susceptible d'étayer ce dernier. Ce qui est très grave dans cette affaire, c'est que le délit d'opinion aura subrepticement fait retour en France. Depuis combien de temps quelqu'un n'a-t-il pas été incarcéré pour une simple opinion? Tout ceci n'a rien à voir, quoi qu'on en dise, ni avec le dix-neuvième siècle -Blanqui ou Varlin- ni avec le vingtième -Action directe ou la R.A.F.

Nous sommes vraiment dans ce que Debord a appelé, dans les mêmes «Commentaires», la «Guerre civile préventive», virtuelle dirait Deleuze. L'Etat ne répond pas à une guerre qu'on lui livrerait effectivement, et qui tomberait sous le coup du Droit commun, mais qu'on pourrait lui livrer, et donc on régresse au délit d'opinion pur et simple. Ce qui veut dire que l'Etat, dans sa «paranoïa», avoue quelque part qu'on aurait tout à fait raison de lui déclarer une guerre ouverte. C'est de la provocation, finalement, dont l'arrogance vulgaire de notre président de la République est en quelque sorte l'incarnation décadente: que voulez-vous répondre à un président qui vous dit «casse-toi pauvre con», résumant ce qu'il pense généralement de ses citoyens? Lui répondre quelque chose, en tout cas. Et si vous lui répondez, à l'Etat dont ce président n'est que la cerise, si j'ose dire, il vous traite de criminel.

Voilà ce dont Julien, par son parcours propre, aura été le symptôme; il lui appartiendra bien sûr d'en tirer en son nom propre les conséquences théorico-pratiques. Mais ça ne lui appartient pas non plus en propre: l'Etat l'a exproprié du voeu d'anonymat et de clandestinité qui était le sien. Ça en dit long sur notre situation à tous.

N.O. - Vous avez opté pour la pensée d'Alain Badiou depuis des années déjà. Ce qui a survécu de «Tiqqun» garde une forte coloration situ et demeure sous l'influence du philosophe italien Giorgio Agamben. Politiquement, quelles en sont les conséquences concrètes?

M. Belhaj Kacem. - J'ai mis quatre années à exclusivement travailler sur cette question: discriminer la notion badiousiste d'événement de celle d'Agamben (produisant au passage une pensée de l'événement démarquée des deux). Pour moi Agamben produit, avec sa notion de «profanation», une conception brillante mais aporétique (plus exactement: parodique) de l'événement. Ce sont les détails sophistiqués de la pensée qui sont ici décisifs, bien sûr, et tout à fait soustraits aux innombrables semblants du «débat» médiatique débraillé et «démocratique». Mais pour résumer: aussi bien en art qu'en politique, l'aporie contemporaine est celle de l'héroïsme transgressif (le nom-symptôme de la question: Pasolini).

La pensée d'Agamben, qui est une théologie politique entièrement négative, est aussi une pensée qui a la nostalgie de l'héroïsme transgressif (ce fut d'ailleurs la mienne aussi, et c'est en travaillant si longtemps sur Badiou/Agamben que j'ai fini par le comprendre). C'est là-dessus, j'en suis plus que persuadé, que doit changer notre pensée aujourd'hui: sur l'aporie législative/transgressive qui a travaillé les heideggériens d'extrême-gauche comme Foucault, Schürmann, Agamben, et dont, en effet, Julien est sans doute un disciple inconscient. Enfin, pas inconscient, au contraire c'est un lecteur de Foucault ou d'Agamben - c'est-à-dire de Heidegger, et c'est ça aussi qui m'avait attiré chez les «Tiqqun»: leur idée d'une «métaphysique critique»-, mais c'est précisément cette aporie que j'avais besoin de lever dans la pensée avant de m'engager plus avant dans une pratique politique réelle.

N. O. - Vous en appelez dans votre nouveau livre, «l'Esprit du nihilisme», à la refondation d'une «nouvelle métaphysique d'extrême-gauche». D'après ce qu'on peut lire dans «l'Insurrection qui vient», livre attribué par l'instruction à Julien Coupat*, il semblerait que la question soulevée par les auteurs soit plutôt devenue celle du passage de la critique à l'action, à commencer par la formation concrète de communautés autogérées. Qu'est-ce qui vous sépare de cette logique?

M. Belhaj Kacem - Je n'ai pas à en appeler à une «nouvelle métaphysique d'extrême-gauche»: depuis Sartre au moins, l'écrasante majorité des philosophes importants sont d'extrême-gauche (disons plutôt, puisque c'est remis au goût du jour: communistes). Deleuze, Foucault, Althusser, Schürmann, Lacoue-Labarthe, Agamben, Rancière, Zizek, Badiou et j'en passe. Et ça, c'est une singularité historique, ça démontre qu'il y a, comme on disait avant, un «sens de l'Histoire» malgré tout: les philosophes qui se contentent de faire l'appoint «conceptuel» de la «démocratie» sont des philosophes tout à fait secondaires. Il y a eu à un moment, aussi bien, une très grande métaphysique d'extrême-droite : Schelling, Nietzsche, Heidegger. Leur plus grand succès contemporain est d'influencer les grands philosophes d'extrême-gauche! Ou de gauche «tempérée», comme Derrida ou peut-être Nancy.

Rien ne me sépare donc en soi des initiatives suggérées par le «Comité Invisible»: tout ce qui organise des formes de vie soustraites à l'Etat est bon à prendre. Et, par affinité personnelle (la Corrèze, la campagne...) j'aurais pu me laisser tenter par une telle expérience. Mais dès l'époque, dès le «différend» entre moi et Julien, c'est vrai que j'avais besoin, au préalable, de trouver des réponses théoriques à un engagement politique contemporain: il y avait nombre de questions qui demandaient, dans mon esprit, des réponses préalables à un tel engagement, réponses que même les plus grands des philosophes n'ont pas pu m'apporter comme telles. J'ai mis dix ans à commencer à les trouver, c'est-à-dire aujourd'hui. Bref: ma grande carence, à l'époque de la fusion «Tiqqun»-«Evidenz», c'est que je ne savais pas exactement, suffisamment, ce que je voulais, et que seul le travail théorique pouvait m'apporter les bonnes réponses. Peut-être que Julien, lui, était un peu trop conscient et sûr de «ce» qu'il voulait, et donc, déjà à l'époque, de la pratique militante comme seule «solution». Je regrette aujourd'hui les excès qui ont été les nôtres dans la polémique, suite aux blessures de l'époque.

Ce n'est pas l'important. L'important est qu'aujourd'hui prend consistance une «famille» de pensée qui n'existait pas à l'époque et qui existe, un peu, grâce à nous: malgré les divergences, nombreuses, qui existent dans le débat intrinsèque(mais des divergences qui témoignent d'une immense santé : ce qu'on appelle «la gauche de la gauche» est bien plus démocratique que toute la «démocratie» du consensus nihiliste), Badiou, Bensaïd, Rancière, Zizek, Surya, Hazan, bien d'autres... sont des noms propres qui organisent un vrai espace intellectuel où on puisse respirer, et préparer sereinement un avenir qui ne soit pas entièrement soumis au triomphe et à l'autodestruction conjoints qui sont ceux du Capital sans réplique depuis vingt ans. Il y a dix ans, un tel espace manquait. Quelles que soient nos erreurs de parcours, qui sont de jeunesse, l'essentiel est que nous avons activement contribué à ce qu'il se constitue. La priorité est maintenant que cesse le scandale et que Julien soit libéré.

Propos recueillis par Aude Lancelin

(*) Julien Coupat a fermement démenti cette affirmation dans un entretien accordé au quotidien « le Monde », le 25 mai 2009

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