jeudi 28 mai 2009

Les dessous de Sue

Préférence. Réédition des «Mystères de Paris», roman fleuve sur les bas-fonds de la capitale pré-haussmanienne. Livre «dévoré par tout le monde», écrivait Théophile Gautier, «même par ceux qui ne savaient pas lire».Par DOMINIQUE KALIFA

Eugène Sue
Les Mystères de Paris
Présenté par Judith Lyon-Caen, Gallimard, «Quarto», 1312 pp., 26,90 euros.

De tous les monuments romanesques qu’édifia le XIXe siècle - et l’on sait qu’il n’en fut pas avare -, les Mystères de Paris fut sans doute le plus imposant. Il fut d’abord le plus lu. Publié en feuilleton dans le très sérieux Journal des Débats entre 1842 et 1843, il attira à lui un immense lectorat, associant hommes et femmes, bourgeois et prolétaires, socialistes et philanthropes dans l’attente fiévreuse de «la suite à demain». «Tout le monde a dévoré Les Mystères de Paris, nota Théophile Gautier, même les gens qui ne savaient pas lire : ceux-là se les faisaient lire par quelque portier érudit et de bonne volonté.» Il provoqua ensuite un énorme scandale, dont l’ampleur éclipsa toutes les autres querelles littéraires du temps : la plongée dans les bas-fonds de Paris, les crimes hideux des escarpes mais aussi d’aristocrates corrompus ou de notaires lubriques, la quête assoiffée de rédemption morale et sociale, tout cela apparut à beaucoup comme une faute esthétique et une monstruosité politique, l’une et l’autre porteuses de subversion et de «démoralisation». Le roman eut enfin une immense influence. Il fut décliné au théâtre, «en pantomime et en pain d’épices», fut réédité sans relâche et suscita surtout des dizaines d’avatars et de plagiats (Vrais Mystères de Paris, Mystères du Vieux Paris, Nouveaux Mystères de Paris, Mystères du nouveau Paris, etc.).

«Sinistres desseins». Toutes les villes eurent bientôt leurs Mystères, à commencer par Londres, New York et Berlin, et l’ouvrage s’imposa comme une sorte de matrice du roman populaire, qui semblait ne pouvoir faire autre chose que le réécrire sans cesse. Le texte, avouons-le, ne manque pas de ressources. Fonctionnant sur le principe du «récit multiple», il entrecroise une série d’intrigues parallèles qui sont autant de complots et de «sinistres desseins», ourdis par d’odieux personnages venus pour partie des basses classes (la Chouette, le Maître d’école, le Squelette), pour l’autre de la bonne société (le notaire Jacques Ferrand, la comtesse Sarah). Les victimes, elles, sont d’honnêtes ouvriers comme les Morel, des épouses spoliées ou des anges déchues mais au cœur pur, à l’instar de la belle Fleur-de-Marie, dite La Goualeuse. Au centre du tableau, et reliant tous ses fils, se dresse le héros, Rodolphe de Gerolstein, à la fois philanthrope, justicier et enquêteur social, qui rend au nom du Bien une justice immanente et parfois très personnelle. Tous les «types» du temps sont bien sûr convoqués, l’artiste et la grisette, le gamin des rues et le portier, immortalisé sous les traits de M. Pipelet, et le récit, qui actionne tous les ressorts du mélodrame et du roman noir, ne lésine ni sur les enfants perdus, ni sur les détails atroces ou les retrouvailles larmoyantes. Mais un vrai souffle l’anime, une énergie brute qui nous pousse à aller toujours de l’avant, à circuler des taudis de la Cité à la ferme de Bouqueval, de la prison de Saint-Lazare ou de l’île des Ravageurs aux hôtels du faubourg Saint-Germain.

«Fashionable.» Car ce périple n’est pas seulement romanesque : quelque chose survient dans son déroulé qui affecte l’auteur, ses lecteurs et l’histoire même du XIXe siècle. Lorsqu’il entame la rédaction des Mystères, Sue est encore un dandy, ruiné sans doute, mais qui a conservé bien des traits de son passé de «fashionable». L’écriture du feuilleton, la découverte de «ces classes que la misère écrase, abrutit et déprave», les nombreuses lettres surtout que les lecteurs lui adressent le transforment peu à peu. Endossant la livrée du prince Rodolphe, l’ex-gandin légitimiste s’y mue en «avocat des pauvres», en philanthrope sensible à la souffrance des prolétaires, en apôtre de la réforme sociale. Des digressions de plus en plus nombreuses émaillent le récit, s’indignant du paupérisme et du système pénal, prônant la rénovation pénitentiaire ou le crédit aux chômeurs. Un débat d’actualité s’y instaure, précipitant la «conversion» d’un auteur qui s’engage dès lors dans le combat pour la République démocratique et sociale. Le roman des bas-fonds, du labyrinthe social et du Paris pré-haussmannien devient ainsi celui de la régénération de toute la société, à qui il propose à la fois une clé de lecture et un destin. C’est pourquoi les Mystères de Paris, archétype du roman-feuilleton, est aussi un de nos grands textes patrimoniaux, que cette nouvelle édition donne à lire assorti d’un copieux dossier documentaire qui en éclaire la genèse, la réception et les nombreux échos.

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