jeudi 28 mai 2009

Les mystères de Paris

Judith Lyon-Caen: «Les Mystères» ont de nombreuses résonnances contemporaines», Lbération, 26 mai 2009

L'historienne Judith Lyon-Caen propose une nouvelle édition complète et annotée des "Mystères de Paris", d'Eugène Sue, en un seul gros pavé, dans la collection «Quarto» Gallimard.

Vlad. Est ce que le deuxième monument d'Eugène Sue, Les mystères du peuple sera lui aussi réédité ?

Judith Lyon Caen. Rien n'est décidé à ce jour. Mais il y a un autre roman passionnant, publié en 1844, «le Juif Errant», qui gagnerait également à reparaître.

Epines. «Les Mystères de Paris » sont d'abord parus sous forme de feuilletons dans les journaux, est-ce que ces parutions étaient accompagnées de dessins, un peu comme nos bandes dessinées? si oui, où peut-on les voir?

Les feuilletons n'étaient pas illustrés mais l'édition en librairie l'a été copieusement. Le volume que je publie chez Gallimard reprend de nombreuses illustrations, dont certaines sont saisissantes. Par ailleurs, le roman a été commenté en caricatures, dans les journaux satiriques de l'époque. Certaines d'entre elles figurent dans le Quarto.

Isa. Le «paupérisme», la «rénovation pénitentiaire», le XXI siècle serait-il accablé des mêmes maux que le XIXème? Etonnant, non. Qu'en pensez-vous?

«Les Mystères de Paris» ont de nombreuses résonnances contemporaines: dans les années 1840, on a découvert les méfaits de l'industrialisation et l'état déplorable des centres des grandes villes. C'est la naissance de la «question sociale» et l'émergence d'une critique de l'économie politique libérale, qui était dominante en France. Sue en a fait un roman, et c'est sans doute sa volonté de prendre à bras le corps les questions brûlantes de son temps qui explique une partie de son texte.

Crédule. Le roman d'Eugène Sue a-t-il fait débat à son époque? Les politiques s'en sont-ils emparé pour faire évoluer les conditions sociales?

L'édition Gallimard est accompagnée d'un copieux dossier de documents qui permet de prendre la mesure de ce débat. «Les Mystères» n'ont pas seulement fait scandale, ils ont aussi placé au coeur du débat public les questions de la misère et de l'inégalité des conditions (inégal accès à la justice et à la médecine, notamment). A une époque où les autorités cherchent à préserver la paix sociale, cette publication des problèmes sociaux a beaucoup inquiété. Les politiques sociales demeurent alors embryonnaires, comme la loi sur le travail des enfants de 1841, qui a été très peu appliquée.

Walter. Peut-on encore proposer «les Mystères de Paris» en lecture aux jeunes d'aujourd'hui? Ce monde décrit n'est-il pas un peu loin d'eux?
Votre pseudo. Les jeunes peuvent ils s'intéresser aux bas fonds de Paris et à une histoire aussi larmoyante?

La force du roman de Sue, précisément, est de rendre très présent un monde qui est présenté comme lointain même pour les lecteurs «bourgeois» de 1840. Il fait du Fenimore Cooper avec les bas-fonds parisiens: cette dimension pittoresque rend le Paris d'Eugène Sue très vivant et il permet de saisir ce que pouvait être la ville, vécue et fantasmée, avant Haussmann. Le mélodrame est une écriture efficace: il faut se laisser emporter. Mais le plus «contemporain», dans les Mystères, c'est la noirceur et la cruauté de certains personnages, même parmi les bons. Certaines scènes, de ce point de vue, sont sidérantes, et n'ont pas vieilli.

Patrick. A quel moment le dandy Eugène Sue est-il devenu socialiste? Savez-vous ce qui l'a motivé?

C'est une question discutée, que j'aborde en détail dans l'introduction du livre. Sans doute s'est-il progressivement converti lui-même, au cours de la rédaction du roman, entre 1842 et 1843, et surtout par la suite. Il a quitté le beau monde parisien, s'est installé à la campagne et, se prenant au jeu de Rodolphe, a glissé de la bienfaisance au socialisme. Mais une partie des socialistes, les plus radicaux si l'on veut, ne l'ont jamais tenu pour l'un des leurs.

Prolo. C'est Haussmann qui a fait disparaître une grande partie du vieux Paris tel que l'a connu Eugène Sue, dans ce bouleversement que sont devenus les habitants de ces quartiers? Est-ce le début de l'installation des classes populaires dans les banlieues limitrophes?

L'haussmannisation a débuté 10 ans plus tard, mais le préfet Rambuteau, sous la monarchie de Juillet, avait commencé des travaux dans les arrondissements du centre, réputés insalubres. L'épidémie de choléra de 1832 avait alerté les autorités municipales. Sue relaye d'ailleurs bien des préoccupations de ceux qu'à l'époque on appelle les «hygiénistes», et dont Haussmann reprendra certaines propositions. Dans les Mystères, les alentours de la capitale sont nettement ruraux, mais l'univers des barrières est inquiétant, justement parce qu'il est mal défini, et peuplé de personnages louches.

Mélanie. Considérez-vous Eugène Sue comme un écrivain mineur par rapport à un Alexandre Dumas ou un Victor Hugo? Quelle place occupe-t-il ?

Dodcoquelicot. Pensez-vous qu'Eugène Sue est un auteur majeur pour la littérature ou bien est-ce juste le contexte et social qui vous a plu?

«Les Mystères de Paris» ont été un des succès majeurs du XIXe siècle, ils ont marqué des générations de lecteurs, et d'écrivains. Comme historienne, c'est ce fait qui m'intéresse avant tout: cette édition des Mystères revient sur ce succès, qui a concerné toutes sortes de lecteurs, des plus avertis, comme Sand ou Lamartine, aux plus modestes, qui savaient à peine lire et suivaient l'intrigue à partir des gravures vendues à la pièce dans les rues.

Sand. Eugène Sue et George Sand entretenaient-il des liens? S'est-il rendu à Nohant?

Assez peu avant «les Mystères de Paris», même si le monde des lettres parisiennes était tout petit. Mais Sand admirait beaucoup «les Mystères de Paris» (une de ses lettres à Sue est reproduite dans le Quarto), surtout le personnage de Fleur de Marie. Les Mystères ont rapproché les deux écrivains, qui se sont retrouvés dans le même camp, celui de la «cause du peuple».

Dodcoquelicot. Est-il fréquent qu'une historienne compile et édite un auteur romanesque plus proche des lettres modernes ? Avez-vous plus mis en avant le côté historique de l'oeuvre ?

«Les Mystères de Paris» sont longtemps apparus comme un chef d'oeuvre de «roman populaire» et à ce titre les spécialistes de littérature n'y touchaient guère. L'approche historique permet justement de restituer à l'oeuvre sa dimension littéraire, telle qu'elle a été perçue au XIXe siècle. Pour un-e historien-ne, c'est particulièrement intéressant de fréquenter de cette manière des textes du passé.

Abax. Quand s'arrête le feuilleton de Sue dans le Journal des débats ? Comment expliquez-vous la tolérance de ce journal et des services de police vis-à-vis ce roman «immoral» pour l'époque? Avez-vous des dates ou un site web pour les référence des autres romans de ce genre en Europe. Zola a fait cela aussi pour Marseille peu de temps après.

Le feuilleton s'arrête le 15 octobre 1843. Le journal des débats avait tout intérêt à publier ce roman, même ou surtout parce qu'il était scandaleux et qu'il avait fait fait un bond considérable à son lectorat. Quant à la censure, il en fut question, mais cela aurait eu sans doute l'effet inverse à celui escompté. En revanche, d'autres romans de Sue furent censurés, «les Mystères du Peuple» en particulier à partir de 1850: les autorités d'après 1848 étaient persuadées que «les Mystères de Paris» avaient joué un rôle moteur dans «l'excitation» révolutionnaire de la fin des années 1840, et voulaient sévèrement contrôler la littérature. Sur les autres romans à mystères, pas de site à ma connaissance, une enquête systématique reste à mener: je donne quelques pistes dans le dossier du Quarto sur ce sujet.

Nicouli. Quand j'étais ado il y a une trentaine d'année, il y avait à la télé une série appelée Les mystères de Paris, était-elle tirée du livre d'Eugène Sue que je n'ai pas lu!

Oui, c'est sans doute la meilleure adaptation à l'écran du roman: les films qui en ont été tiré souffrent, entre autres, de leur courte durée, qui ne permet pas de déployer toutes les dimensions du feuilleton. Le feuilleton télévisé de Santelli est très réussi.

Novice. Eugène Sue et Zola se connaissaient-ils?

Ce sont deux générations différentes ! Zola en revanche avait lu Eugène Sue et l'un de ses premiers romans, publié en feuilletons, s'intitule «les Mystères de Marseille».

Votre pseudo. Pourquoi cet interêt aujourd'hui pout cet ouvrage déjà bien connu?

Je ne suis pas sûre qu'il soit si bien connu. Le titre et le nom de l'auteur demeurent familiers, mais le roman avait été un peu rélégué au rayon des curiosités littéraires: roman-fleuve, sentimental, démodé, etc. Le pari de cette nouvelle édition est de rendre les Mystères de Paris à l'histoire, et de leur rendre une lisibilité qu'ils avaient peut-être perdu.

Dodcoquelicot. Quel serait le pendant Anglo-saxon d'Eugène Sue ?

Dickens, évidemment. Les Mystères ont été très lus en Angleterre, traduits et adaptés en particulier par GMW Reynolds, qui était politiquement beaucoup plus radical que Sue.

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