L'économiste et historien Jacques Marseille est mort jeudi matin à 64 ans des suites d'un cancer à son domicile à Paris, annonce son entourage.
Il enseignait à l'université de Paris-I et fut l'un des inspirateurs du programme présidentiel de Nicolas Sarkozy, en 2007.
«Quand la France est au fond du trou, elle rebondit», Interview du 8 avril 2006. Recueilli par Annette LEVY-WILLARD
Pour Jacques Marseille, professeur à la Sorbonne et historien des crises françaises, la France a toujours oscillé entre «compromis mous» et «ruptures», n'acceptant le changement que sous la pression de «guerres civiles». A l'occasion du conflit du CPE, il dénonçait la paralysie des institutions françaises, qu'il date de la révolution de 1789...
Historien des crises françaises, quel est votre diagnostic sur les derniers événements ?
Tout ce qui se passe en ce moment est vraiment le signe que cela va «péter», pour reprendre l'expression des Français dans les sondages. Et en France, on en sort toujours par le haut. Nous sommes au fond du trou. Mais quand la France est au fond du trou, elle rebondit.
Ces jeunes qui manifestent contre la précarité manifestent contre un symbole, l'étincelle qui fait exploser la guerre civile, comme toujours dans notre histoire. Faire passer le CPE dans une loi, de façon très autoritaire, a allumé l'étincelle.
On en revient toujours à ce mythe gauche-droite, Révolution française-grand capital. Même avant la Révolution, sous l'Ancien Régime, nous avons toujours détesté l'argent, l'entreprise, la richesse. Nous avons une forte tradition catholique et une forte tradition marxiste, et les deux diabolisent l'économie de marché : seuls 34 % des Français pensent que l'économie de marché et la libre entreprise sont des facteurs de progrès, contre 74 % des Chinois, 70 % des Indiens, 67 % des Britanniques... Les Français sont restés sur le mythe de l'Etat qui décide de tout : l'entreprise nationalisée, c'est merveilleux, le plan, formidable. Ce qui les rend d'ailleurs complètement schizophrènes, comme l'indique la consommation d'antidépresseurs, qui a flambé ces dix dernières années : les Français en sont les premiers consommateurs au monde.
Voilà donc un pays de grands déprimés.
Absolument. Je ne dis pas cependant que la France est dans le déclin. Car il y a une France qui fonctionne bien, des talents existent mais ils partent à l'étranger , des entreprises sont performantes mais elles font leurs profits à l'étranger. Et puis il y a une France profondément déprimée, qui rend ce pays aussi triste, aussi allergique à la réforme. Les Français sont tellement mal dans leur tête qu'il est impossible de dégager un consensus pour faire des changements. Ce pays pense que la mondialisation, c'est l'horreur absolue, et construit des lignes Maginot : il faut se protéger contre les fabricants de chaussettes chinoises, contre les prédateurs indiens... Autre mythe : la mondialisation nous ferait perdre des emplois. Faux. Les délocalisations ne représentent que 4 % des investissements français à l'extérieur. 96 % des implantations à l'étranger sont des décisions d'entreprises françaises pour conquérir les marchés extérieurs.
Ce qui nous a surtout plombés, c'est la Révolution française. Elle a conduit à une diabolisation idéologique du pays entre la gauche et la droite. Et l'obsession des révolutionnaires à établir une relation directe entre le citoyen et l'Etat fait qu'en France il n'y a pratiquement pas de syndicats. Arrêtons enfin de montrer une telle arrogance par rapport aux autres pays sous prétexte que nous avons connu la Révolution française. Les Américains ont eu leur révolution, et leur Constitution est un modèle de démocratie nous, nous n'en avons pas eu moins de cinq. La Grande-Bretagne, qui est une monarchie, a connu le respect des libertés fondamentales dès 1215 avec la Grande Charte et l'habeas corpus. La Suède a expérimenté la transparence et une véritable démocratie dès le XVIIIe siècle. Alors, cessons de nous croire le phare et le génie du monde. Cela devient d'autant plus insupportable qu'aujourd'hui on en est plutôt la risée.
Et notre sacro-saint «modèle républicain» ?
Autre mythe. C'est pour cela qu'on ne parle jamais de la démocratie française. On dit la République, parce que cela ne veut rien dire.
Le «pays des droits de l'homme»?
C'est tout de même le pays qui a donné le droit de vote aux femmes vingt-cinq ans après les Turcs, qui a un très fort taux de corruption, une situation infamante de sa justice et de ses prisons. Quand un pays consacre moins d'euros à un étudiant (6 000) qu'à un collégien (7 110), à un lycéen (8 900), et 12 000 euros pour les élèves des classes préparatoires, où vont les enfants des élites, il est temps de montrer aux Français que leur prétendu modèle républicain ne produit que de l'injustice. Pour les ZEP par exemple, on donne 8 % de plus en moyens alors que les Pays-Bas en offrent 2,5 fois plus aux jeunes en difficulté. L'orientation professionnelle mène à des voies de garage, on fait de la filière professionnelle la voie de relégation de ceux qui ne sont pas capables de suivre les «bonnes» études.
L'avenir serait d'augmenter les dépenses pour la recherche, construire des équipements, encourager le développement économique, mais le gouvernement est à poil, il n'a plus de réserves. La dette aujourd'hui s'élève à 1 200 milliards d'euros et les experts de Bercy ont communiqué à Bruxelles qu'elle ne serait pas de 65,8 % du PIB, comme ils l'avaient annoncé, mais de 66,4 %. Sans commentaire dans la presse. Moi je calcule : 0,6 % du PIB en plus, cela fait combien ? 10 milliards d'euros. Soit deux fois le budget du ministère de la Justice, ou quatre fois le budget du ministère de la Culture, ou encore quatre fois le montant de l'impôt sur la fortune (ISF). L'enjeu de la guerre civile d'aujourd'hui serait d'affronter la crise. Ne plus faire croire aux Français que tout va bien, qu'on peut à la fois donner et ne pas percevoir. Mais notre classe politique n'a pas de courage.
Pourquoi nos politiques n'osent-ils jamais le changement ?
Ils sont vieux. Regardez aux Etats-Unis, Clinton fait ses huit ans, et puis il n'a plus de poids dans la vie politique américaine. Quand Blair finira son mandat on n'en parlera plus. Mais en France, prenez nos trois derniers présidents de la République : Giscard d'Estaing élu pour la première fois en 1956 : cinquante ans de vie politique. Mitterrand, cinquante ans de vie politique. Chirac n'en est qu'à quarante-trois ans, et son destin va s'arrêter l'année prochaine, ce qui est une bonne nouvelle, mais c'est hallucinant. Prenez les députés : près de 52 % sont fonctionnaires, qui retournent, sans risque, à leur corps antérieur quand ils sont battus. Dans tous les autres pays les députés doivent démissionner de la fonction publique. Pas en France. La moyenne de durée des mandats de députés français est de vingt ans ! Jospin va peut-être se représenter à 70 ans ! Comment voulez-vous que la classe politique, dont la seule ambition est de durer et dont le mandat est devenu un métier, ose le bouleversement de notre modèle et son adaptation au monde moderne ? L'esprit de la Ve République, c'est le président de la République élu au suffrage universel, qui s'adresse régulièrement au peuple par voie de référendum, et quand le peuple lui dit non, il s'en va. Cet esprit a été trahi par François Mitterrand en 1986 quand il a accepté la cohabitation.
Mitterrand aurait dû comme de Gaulle avoir le courage de partir au lieu de choisir l'immobilisme ?
Bien sûr. Ces cohabitations successives sont devenues le facteur d'impuissance majeure dans le monde moderne : la France s'enfonce dans le «ni-ni». Ni régime présidentiel ni régime parlementaire. Ni Etat ni entreprise. On ne sait pas très bien si l'Etat doit encore jouer un rôle économique ou non.
«Ni-ni», cela veut dire immobilisme. L'image qu'on donne de la France à l'étranger devient de plus en plus ridicule, miroir de notre Président : pathétique. On est dans une sorte de «guerre civile» depuis 1991-1992. Tous les pays ont entamé alors une véritable réforme : en Suède (1994), au Canada, en Nouvelle-Zélande, au Royaume-Uni, et même en Italie. Alors que la France s'enfonce dans l'immobilisme. Se paie les deux ans de fin de règne de François Mitterrand : tragique. 1995, l'élection de Jacques Chirac, la dissolution de 1997 : tragique. Lui aussi aurait dû partir.
Et depuis 2002, c'est la Berezina.
Le sondage publié par l'Expansion pour la prochaine présidentielle est édifiant : en additionnant les intentions de vote pour Besancenot, Arlette Laguiller, Fabius et Buffet, cela fait 18 % des voix, ajoutez les 16 % prévus pour Le Pen et les 3 % pour Villiers, et vous avez en gros 40 % de votes de Français «inutiles» parce qu'ils ne sont pas dans le jeu normal de la démocratie. Ils la polluent parce que l'extrême droite comme l'extrême gauche ne sont pas des partis de gouvernement, ils ont des programmes protestataires non applicables. Plus 20 % qui s'abstiennent. En gros, il y a 40 % de Français «utiles» dont la moitié votera pour la droite et la moitié pour la gauche. Finalement, vous gouvernez un pays avec 20 % des gens qui vous soutiennent. Vous en mécontentez 80 %, donc la rue, la crise...
Et ce que vous appelez la «guerre civile»...
Oui, une «guerre» qui oppose deux France. Et dans notre histoire, c'est la France qui incarne l'avenir qui l'emporte. Exemple, la Commune. D'un côté vous avez la France qui accepte la défaite face à la Prusse et qui s'appuie sur une paysannerie très conservatrice pour prôner un immobilisme social. De l'autre la France très minoritaire des communards. Eux ne veulent pas accepter la défaite. Ce sont des patriotes, ils veulent se battre et ils veulent un programme social. La guerre civile de la Commune débouche sur la victoire de la France archaïque. Pendant soixante-dix ans la France va décrocher on passe de 15 % du commerce mondial à 3,5 %. Ce pays va être capable de construire des tranchées mais il va refuser les blindés. Face à l'Allemagne qui devient une menace, il va jouer les héritiers des versaillais, Léon Blum parle de «lâche soulagement» au lendemain des accords de Munich. Qui va réaliser le programme des communards ? Charles de Gaulle, seul, en 1940, qui dit «je refuse la défaite». La guerre civile, c'est l'incapacité à formuler des diagnostics partagés. Personne ne peut imaginer en France une coalition comme en Allemagne d'alliance de la droite et de la gauche. Dans des pays normaux, ce n'est pas l'Etat qui décide du contrat de travail, c'est la négociation entre les représentants du patronat et les syndicats.
Nous avons une productivité horaire très élevée, mais très peu de Français travaillent : 34 % des 55-64 ans alors qu'en Suède ils sont 50 à 60 %. On méprise les services hôtellerie, restauration, commerce alors qu'il manque 3 millions d'emplois dans ces secteurs. Mais quand le chef du gouvernement et la presse répète que 23 % des jeunes sont au chômage, on dit n'importe quoi : en réalité 23 % parmi les jeunes qui sont à la recherche d'un emploi n'en trouvent pas. Cela veut dire que les 77 % restants qui sont à la recherche d'un emploi en trouvent. La dernière étude du Centre d'études et de recherche sur l'emploi et les qualifications (Cereq) montre bien que, en 2001, 71 % des jeunes diplômés avaient un contrat à durée indéterminée trois ans après la fin de leurs études.
La situation n'est donc pas si mauvaise...
Je suis très optimiste. On est à la veille de grands choix. Le huitième de notre histoire après le choix de l'Etat contre les féodalités, celui de la tolérance religieuse contre le fanatisme, de l'ordre contre les privilèges, des institutions stables contre le désordre (Napoléon), le choix du marché contre le paupérisme (Napoléon III), celui de la résistance contre l'accommodement (de Gaulle), du grand large contre la nostalgie coloniale (encore de Gaulle), et le choix du courage contre l'égoïsme.
Ou la «révolution du bon sens», selon l'expression des Canadiens en 1994. En six mois ils ont eu un budget en équilibre. En Suède idem. Le bon sens, c'est qu'on ne peut pas continuer à s'endetter, qu'il est temps de se poser la question de notre système éducatif par exemple supprimer le CNRS, l'ENA , des retraites, de choisir entre le système présidentiel et parlementaire.
Qui va avoir ce courage ? Le leader qui émerge n'est pas toujours celui auquel on s'attend : Henri IV n'était pas le plus probable, Louis XIV était un gamin, Napoléon un Corse moricaud, Louis Napoléon III considéré comme un crétin et de Gaulle comme un hurluberlu.
Spécialiste de l'histoire contemporaine, Jacques Marseille est un habitué des sujets qui font polémique. Après Empire colonial et capitalisme français, Histoire d'un divorce (Albin Michel, 1984), il interpelle ses concitoyens avec La France qui travaille trop. Eloge du jeune rentier (Albin Michel, 1989) et Lettre ouverte aux Français qui s'usent en travaillant et qui pourraient s'enrichir en dormant (Albin Michel 1992).
Son dernier livre, Du bon usage de la guerre civile en France (Editions Perrin) tombe comme un pavé au milieu des manifestations contre le CPE.
jeudi 4 mars 2010
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