Jeremy Rifkin n'est-il juste qu'un hype surfer?
Entretien avec Marie Charrel et Adrien de Tricornot, Le Monde, 23 septembre 2014
L'économiste américain Jeremy Rifkin soutient la thèse que la révolution numérique actuelle pourrait marquer l'avènement d'un nouveau mode d'organisation fondé sur l'économie sociale.
Entretien avec Marie Charrel et Adrien de Tricornot, Le Monde, 23 septembre 2014
L'économiste américain Jeremy Rifkin soutient la thèse que la révolution numérique actuelle pourrait marquer l'avènement d'un nouveau mode d'organisation fondé sur l'économie sociale.
Vous annoncez que le capitalisme va disparaître d'ici cinquante ans. Comment ?
Je pense plutôt qu'il va se transformer. Nous assistons à une troisième révolution industrielle qui marquera l'émergence d'un nouveau modèle économique, fondé sur le partage et les communautés collaboratives. Car les nouvelles technologies permettent de réduire drastiquement le coût marginal de production, c'est-à-dire le coût de production d'une unité supplémentaire. C'est un bouleversement majeur qui affecte déjà certaines industries. Prenez celle des loisirs : aujourd'hui, on peut accéder à une infinie variété de musiques et de vidéos en ligne, ce qui a provoqué l'effondrement de l'industrie musicale telle qu'elle fonctionnait jusque dans les années 1990. La presse, l'édition et l'éducation connaissent les mêmes mutations, et c'est le cas avec les transports, avec l'émergence de services comme Uber ou Autolib.
Cette révolution peut-elle toucher également la production de biens ?
Oui. Avec les imprimantes 3D, il sera possible de produire chez soi, ou à l'échelle de petites communautés, des objets qu'il fallait autrefois acheter. Les grandes usines centralisées céderont la place à des unités de production locales. Les enfants fabriqueront leurs jouets dans leurs écoles ! Même chose pour l'énergie. Avec des immeubles équipés de panneaux solaires, il n'y aura plus besoin d'acheter de l'électricité à un fournisseur externe. Les consommateurs deviendront des « prosumers », à la fois producteurs et consommateurs.
Comment s'adapteront les entreprises d'aujourd'hui ?
Elles devront entièrement revoir leur modèle. Prenez l'énergie : si la production se fait au niveau des habitations, et que les consommateurs se l'échangent par Internet, le rôle des compagnies d'électricité ne sera plus de fournir du courant, mais de gérer les informations et les flux de données permettant ces échanges. Un peu comme IBM qui, dépassé par la production à bas coût chinoise, a cessé de produire des ordinateurs pour se lancer dans la gestion d'information en entreprises.
L'information – le « big data » – sera l'un des enjeux-clés de demain. Cela suppose de construire des plates-formes, de gérer les flux. Il y a énormément d'opportunités de travail pour construire ce système puis le porter à maturation : de l'emploi pour deux générations ! C'est aussi une chance pour la planète. Cette économie en réseau, avec un coût des énergies renouvelables en train de plonger, est un moyen de répondre au changement climatique, de sortir de l'économie carbonée.
Certains géants du Web, comme Google, ne se battront-ils pas pour garder le monopole de la gestion du « big data » ?
Cela ne fait aucun doute, et la bataille sera sévère. Mais je crois que les monopoles ne tiendront pas. D'abord, parce que les services fournis par ces entreprises sont désormais un bien public – comme tout bien public, les Etats finiront par les réguler. Ensuite, parce que les citoyens, s'ils sentent que la gestion des données menace leur vie privée, agiront. Ils lanceront des pétitions en ligne pour établir une « déclaration des droits digitale », qui recueilleront des millions de signatures. Face à un tel mouvement, les géants du Web seront obligés de se mettre autour de la table.
Pensez-vous que l'économie sociale, le « social business », pourra prendre une importance suffisante pour compenser les destructions d'emplois liées à la chute de l'ancien modèle ?
Oui, dans les quinze prochaines années, l'emploi va commencer à migrer vers le sport, la culture, les arts, la santé, l'assistance aux seniors et aux personnes dépendantes… Ce tiers secteur, qui est une combinaison de marché et de social, existe dans tous les pays : aux Etats-Unis, au Danemark ou en France, il pèse déjà 10 % à 15 % de l'emploi total, et se trouve en forte croissance. Dans de nombreux pays, si on le supprimait, tout s'effondrerait du jour au lendemain.
Contrairement à ce que l'on pense, la première ressource de l'économie sociale n'est pas la philanthropie ou les subventions publiques, mais les redevances perçues par les organismes sur les services qu'ils rendent, ainsi que l'a montré une étude de l'université Johns Hopkins aux Etats-Unis. Keynes avait raison : la nature humaine n'est pas comme dans les modèles économiques traditionnels ; elle vit le partage, les relations, la vie en commun.
La France est gagnée par le pessimisme. Quelle peut être sa place dans la transition que vous évoquez ?
Je pense que la France a d'énormes atouts : elle a de très bonnes entreprises de rang mondial dans le domaine du transport, de l'ingénierie électrique, de la distribution d'énergie, de la construction. Je pense notamment à Bouygues, Schneider ou Rexel, qui sont associés aux projets de transition énergétique pour lesquels je conseille la région Nord - Pas-de-Calais.
La France devrait s'engager dans la construction de ces infrastructures, en partenariat avec l'Allemagne, pour former un marché unique et intégré des réseaux. L'argent est là : l'Europe investit plus de 700 milliards d'euros dans des infrastructures, mais ce sont parfois des ponts et des routes qui ne mènent nulle part ; 15 % de cette somme suffiraient à financer de nouvelles infrastructures de transport, d'échanges de données, de réseaux d'énergie intelligents. Il faut un plan pour créer et mettre en place les plates-formes du futur.
La nouvelle société du coût marginal zéro, de Jeremy Rifkin (Les liens qui libèrent, 510p. 26 euros)
Références
- Jeremy Rifkin : « La troisième révolution industrielle a commencé », Le Monde, 23 septembre 2014.
- Le Nord-Pas-de-Calais s'entiche de Jeremy Rifkin. Le Monde, 18 mars 2014.
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