Article paru dans Le Monde du 1 avril 2005
Pour nous, parents de lycéens agressés le 8 mars, ce qui s'est passé ce
jour-là nous laisse un goût amer. A la fois parce que ce sont nos
enfants qui manifestaient et qui ont été blessés et traumatisés et parce
que nous sommes depuis longtemps engagés dans le combat contre les
politiques de relégation dont ces violences sont le résultat.
Mais
ce désarroi est aussi redoublé par le silence gêné que l'on observe
chez nombre de nos amis politiques, à gauche et à l'extrême gauche,
comme si voir et penser cette situation nouvelle dérangeait le confort
de leur représentation du monde. A la difficulté de faire partager
l'expérience des victimes s'ajoute ainsi le déni de ceux qui devraient
en être solidaires.
Nous sommes convaincus que refuser de penser
cette réalité revient seulement à laisser les démagogues de tous bords
s'en emparer, au risque de l'aggraver.
Ne nous y trompons pas :
les violences du 8 mars 2005, loin d'être un incident isolé, sont
révélatrices de la crise qui traverse la société depuis de nombreuses
années et annoncent de nouveaux lendemains qui déchantent. Si la
présence des adultes et des services d'ordre syndicaux, à la
manifestation du 15 mars, a permis de contenir de nouvelles agressions,
elle n'est en rien une solution.
Nous qui avons fait nos premiers
pas dans les luttes sociales à la fin des années 1970 sommes bien
placés pour savoir que la jeunesse a besoin d'affirmer son autonomie
politique et que les lycéens n'ont pas les moyens de s'auto-organiser
efficacement pour affronter cette violence, sauf à se transformer
eux-mêmes en milices d'autodéfense, ce que nous ne pouvons leur
souhaiter. C'est donc la liberté même de manifester qui est remise en
question.
D'abord, il faut rappeler les faits. Ceux qui n'ont pas
assisté aux violences du 8 mars ou qui ne sont pas parents de victimes
ont du mal à mesurer l'ampleur et la gravité de ce qui s'est passé ce
jour-là. Contrairement aux années 1990, il ne s'agit pas d'actes isolés
débordant la colère incontrôlée de « casseurs » révoltés, mais d'une
violence massive (on parle d'un millier de « casseurs » pour 9 000
manifestants) et dirigée de façon exclusive et systématique contre les
manifestants. Visages ensanglantés, filles traînées par les cheveux,
lycéens en pleine crise de nerfs, bandes s'acharnant à dix, à coups de
pied et de bâton, sur des gamins à terre.
Tous les témoignages
décrivent ces scènes de cauchemar. Ce sont des centaines d'agressions
qui ont eu lieu le 8 mars et des dizaines de gamins qui se sont
retrouvés à l'hôpital, blessés et traumatisés. Sans parler des effets de
cette violence sur l'imaginaire social de la jeunesse et de la terreur
qu'elle a durablement installée dans l'esprit des plus tièdes. Ce qui a
été cassé le 8 mars, c'est la manifestation lycéenne, contrainte de se
disperser à mi-parcours, et avec elle la mobilisation des jeunes contre
la loi Fillon et une éducation toujours plus inégalitaire.
Ces
violences n'auraient pu avoir lieu sans la complicité passive des forces
de l'ordre, qui ont assisté aux scènes de lynchage, souvent à quelques
mètres, sans intervenir. Tout indique que le gouvernement a laissé
faire, dans le but de briser la mobilisation lycéenne, au risque de
nombreux dégâts collatéraux. C'est pourquoi nous demandons à ce qu'une
enquête parlementaire soit menée pour faire le bilan de ces agressions
(nombre d'admissions dans les hôpitaux et gravité des blessures, nombre
de plaintes déposées) et la lumière sur le comportement des autorités.
Au-delà
de cette question essentielle, il nous faut nous interroger pour
comprendre comment des jeunes exclus du système scolaire, pour la
plupart issus de l'immigration, en sont arrivés à considérer comme leurs
ennemis d'autres jeunes manifestant pour l'égalité des chances. Or, à
de rares exceptions près, les analyses proposées par les commentateurs
sont incapables d'appréhender la nouveauté de cette situation. Ainsi
Esther Benbassa se demande, dans Libération des 26 et 27 mars, si « dans
les violences commises à l'égard des manifestants lycéens, il n'y a pas
plutôt l'ancienne opposition bourgeois-prolétaires ».
Cette
lecture est doublement erronée. D'abord parce que les lycéens qui
manifestaient le 8 mars n'étaient pas des « bourgeois », mais venaient
essentiellement des couches moyennes et des classes populaires. Les
lycéens de banlieue étaient d'ailleurs fortement représentés durant la
manifestation et ont eux aussi été victimes des violences. A l'inverse,
les écoles d'élite, publiques ou privées, où se reproduit la
bourgeoisie, étaient évidemment absentes de la mobilisation.
Les
agresseurs ne sont pas plus proches du prolétariat que les agressés de
la bourgeoisie. Ils appartiennent plutôt à cette couche d'exclus née de
la délocalisation massive du travail ouvrier à partir des années 1970 et
de l'éclatement des anciennes solidarités qui y étaient liées.
Discriminés par leurs origines sociales et ethniques, relégués dans des
ghettos, orientés malgré eux dans des filières sans avenir, certains de
ces jeunes plongent dans les mirages de l'économie parallèle et
assouvissent leur fantasme de toute-puissance dans l'hyperviolence à la
Orange mécanique, dernier réceptacle d'un capital corporel qui ne trouve
plus à s'employer.
Exclus du système éducatif, ils le sont aussi
des combats pour sa transformation et n'entretiennent plus avec ceux
qui luttent que ressentiment et jalousie sociale.
Loin de
contester le système, les identités refuges qu'ils se fabriquent au sein
de leur sous-culture de ghetto le reproduisent jusqu'à la caricature :
conquête de territoires, consommation effrénée de marques, haine de la
différence, machisme, cynisme, business, guerre de tous contre tous.
Plus que les « prolétaires », ces exclus des exclus rappellent le
lumpenprolétariat, cette « armée de réserve du capital » décrite par
Marx, qui constituait la « phalange de l'ordre » de Bonaparte ou qui
servait d'auxiliaire de choc aux troupes d'Hitler et de Mussolini.
Comme
on l'a vu le 8 mars, l'ordre néolibéral se nourrit de cette forme
contrôlée d'illégalisme. Utilisée ponctuellement pour briser une
manifestation parisienne, cette violence est en général maintenue à la
périphérie, mais elle justifie en même temps un quadrillage généralisé
et elle est forcément coupée des classes populaires puisque celles-ci en
sont les premières victimes. Elle est politiquement sans péril et
économiquement sans conséquences. Bouc émissaire de toutes les
inquiétudes sociales, elle permet de fabriquer un « ennemi intérieur »
face auquel l'Etat peut se constituer comme garant de l'ordre et
justifie d'autant l'apartheid social et la logique sécuritaire qui en
est le corollaire.
Le racisme est évidemment une composante de ce
ressentiment. Tous les témoignages sur le 8 mars le corroborent et
certains des agresseurs le revendiquent. Si, et il est essentiel de le
souligner, nombre de manifestants étaient eux-mêmes issus de
l'immigration, les bandes qui les attaquaient étaient bien des bandes
ethniques. Elles traquaient surtout les « petits Blancs » et de
préférence les petits blonds, même si elles ne se gênaient pas pour
frapper les lycéens de couleur qui s'interposaient, traités de « suceurs
de Blancs » pour l'occasion.
A défaut de nous plaire, ce constat
ne devrait pas nous surprendre. Pourquoi les Juifs, les Arabes ou les
Noirs, qui subissent l'explosion du racisme, comme viennent de le
confirmer les travaux de la Commission nationale consultative des droits
de l'homme, ne deviendraient-ils pas, pour certains, racistes à leur
tour à l'encontre de ces « petits Blancs » érigés en victimes
expiatoires de leur exclusion sociale ?
L'histoire nous démontre
que la pulsion raciste, l'exclusion de l'autre, et son contraire, le
dépassement de l'altérité par l'affirmation d'une société commune, n'ont
cessé de se livrer une lutte sans merci en tous lieux et depuis l'aube
de l'humanité. La bête immonde sommeille en chacun et l'éclatement
communautariste qui accompagne la barbarie libérale lui prépare encore
de beaux jours.
Voir et penser ce racisme à l'envers est
nécessaire pour comprendre le degré de fracture au sein de la jeunesse.
Il ne s'agit en aucun cas de stigmatiser l'ensemble des jeunes issus de
l'immigration, qui dans leur immense majorité ne le partagent pas. C'est
pourquoi nous dénonçons l'appel lancé il y a quelques jours contre le «
racisme et les ratonnades anti-Blancs », qui surfe sur le traumatisme
du 8 mars pour collecter des signatures auprès des lycéens.
Comme
le racisme est protéiforme, l'antiracisme est indivisible. Contre les
démagogues communautaristes qui cherchent à mettre en concurrence la
mémoire des crimes coloniaux et des génocides, et qui tentent
d'instrumentaliser les souffrances du présent pour nous diviser, notre
seule force est la réaffirmation, ici et maintenant, d'une communauté
humaine possible.
Nous avons appris dans notre jeunesse que la
notion de race n'avait pas de fondement scientifique et nous avons
éduqué nos enfants pour en faire des citoyens du monde. Ni blancs, ni
blacks, ni beurs, notre identité n'est pas seulement faite de nos
origines, mais de ce que nous faisons de nos vies. Encore faudrait-il
que ce monde accueille des citoyens libres et égaux. Pour l'heure, nous
en sommes à la résistance, et, comme le disait Jean-Luc Godard dans son
Eloge de l'amour, « il n'y a pas de résistance sans mémoire et sans
universalisme ».
Brigitte Larguèze, Frédéric Goldbronn et José Reynes
- Brigitte Larguèze : http://www.cairn.info/publications-de-Largu%C3%A8ze-Brigitte--53115.htm
- José Reynes : http://www.imdb.com/name/nm0721562/
Commentaires
- http://www.etatdexception.net/?p=4753 par Youssef Girard
NB : D'autres agressions de ce type ont eu lieu à Paris sur l'esplanade des Invalides lors des manifestations contre le CPE Contrat de première embauche en 2006
https://fr.wikipedia.org/wiki/Mouvement_contre_le_contrat_premi%C3%A8re_embauche
mercredi 13 août 2014
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